Espace de libertés | Mai 2021 (n° 499)

La jeunesse : bouc émissaire ou exemple à suivre ?


Dossier

Alors qu’à la faveur des mouvements pour le climat, on avait vu apparaître dans les médias quelques portraits encenseurs d’une jeunesse qui s’engageait là où de nombreux responsables politiques hésitaient à agir, la crise de la Covid-19 a fait des jeunes la cible de toutes les critiques, accusés de mettre en danger la vie de leurs aînés. La rupture entre les générations est-elle consommée ?


L’« adulto-centrisme » est sans doute aussi vieux que l’humanité. Les adultes ont longtemps été les figures de la sagesse, auxquelles la jeunesse devait le respect. Cette réalité est encore vraie dans les sociétés traditionnelles, où les jeunes ont parfois du mal à se faire entendre. Mais le terme de jeunesse est à nuancer : selon les époques, les âges de la vie et ce qu’ils recouvrent varient. Pierre Bourdieu définira d’ailleurs la jeunesse non pas selon l’âge, mais comme une catégorie sociale. Quant au conflit entre les générations, il est déjà évoqué dans le livre des Rois, lorsque le fils du roi Salomon préfère écouter ses pairs plutôt que de suivre le conseil des Sages. Socrate se plaignait du manque de respect des jeunes pour l’autorité. Plus près de nous, lors de Mai 68, les slogans « cheveux longs, idées courtes » stigmatisaient les étudiants. On pourrait être tenté de se dire que, finalement, rien n’a vraiment changé. Si ce n’est qu’à l’heure de l’omniprésence des réseaux sociaux, la rupture entre les générations se creuse. Car, comme l’évoque l’ethnologue Martine Segalen1, les jeunes d’aujourd’hui ne cherchent plus les réponses à leurs questions auprès des aînés, mais auprès d’autres jeunes, avec lesquels ils sont en contact permanent.

L’engagement pour le climat : une (trop) brève lune de miel

Avant la pandémie, les jeunes descendaient chaque semaine dans la rue pour manifester, impatientés par la lenteur des décisions politiques devant l’urgence climatique. Souvent rejoints par leurs aînés, des artistes, des politiques, des représentants de la société civile. Était-ce à dire que désormais, les jeunes étaient devenus des modèles à suivre, face aux vieux englués dans des habitudes consuméristes héritées d’un capitalisme devenu sauvage et tout-puissant ? Pas si vite…

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Geoffrey Pleyers, président du comité de recherche Mouvements sociaux de l’Association internationale de sociologie et professeur à l’UCLouvain, rappelle que les jeunes sont souvent perçus par les adultes comme des citoyens de demain en formation, voire des rêveurs. Et de nuancer l’enthousiasme des aînés pour leur engagement en faveur du climat. Bernard De Vos, le délégué général aux droits de l’enfant, abonde : « Je ne suis pas si certain que la période de mobilisation sur l’environnement qui a précédé la Covid-19 a été si favorable à l’image des jeunes. On a entendu pas mal de messages négatifs à leur égard, sur le fait de manquer l’école notamment. Et puis, ce mouvement n’a pas touché toutes les jeunesses. Car de quelle jeunesse parle-t-on ? Les jeunes qui ont une vie sociale, des loisirs de qualité, une possibilité de mobilité internationale n’ont pas grand-chose à voir avec ceux qui tiennent les murs dans les quartiers populaires. Ce sont des jeunes qui ne se croisent plus, ne se parlent plus. Le patrimoine commun de la jeunesse n’est pas partagé de manière équitable. »

Une situation que la Covid-19 a évidemment accentuée. On le sait, le confinement n’a pas été vécu de la même façon selon qu’on habite dans des quartiers populaires ou dans une villa en province. Et les manifestations « Black Lives Matter » ou contre les violences policières ont mis en exergue une autre réalité : celle d’une jeunesse fragmentée, en colère, que les mesures Covid ont forcément exaspérée à force de privation. Roland Pollefait, chercheur en sociologie, analyse : « Il y a cette tendance profonde, dans notre société, qui se traduit très souvent par une méfiance de la jeunesse ou par le fait de l’écarter du champ des décisions. Et des mécanismes sociétaux liés à un contexte particulier, ici la crise de la Covid-19, vont appuyer cette perception structurelle de la jeunesse pour d’autant plus la pointer du doigt, en la considérant comme potentiellement responsable d’une augmentation de la courbe des contaminations. »

Une génération oubliée par les pouvoirs politiques

Avoir écarté la jeunesse du champ des décisions, et ce, dès le début de la crise de la Covid-19, est précisément ce que Bernard De Vos dénonce : « On n’a pas écouté la parole des jeunes, on ne les a jamais invités à participer à la prise de décisions qui les concernaient directement. Il n’y a pas eu de prise de mesures concrètes non plus, comme d’envisager de laisser tomber le minerval pour des étudiants qui auraient raté leur année universitaire ou d’envisager des aides pour ceux qui ont perdu un job… On a laissé une génération complète livrée à elle-même et aujourd’hui on évoque les psys, mais ce dont les jeunes ont besoin, c’est d’un soutien collectif. »

À la Haute École où enseigne Roland Pollefait, ils étaient soixante étudiants à venir chercher un panier alimentaire à l’épicerie participative. Aujourd’hui, ils sont plus de deux cents. Certains vivent des situations dramatiques, ne savent plus payer leur loyer, essaient de continuer à suivre les cours sur leur smartphone, carbonisant leur forfait, n’osent pas franchir les portes du CPAS, alors que plusieurs d’entre eux se retrouvent sans revenu, ayant perdu un job d’étudiant souvent précaire…

La culpabilité, le mal du siècle ?

Mais si les jeunes se sont retrouvés pointés du doigt par les aînés dans ce contexte de crise sanitaire, ces mêmes aînés sont à leurs yeux responsables de l’épuisement de notre planète, pour avoir consommé sans limites. Cette tentation de stigmatiser certains groupes et de chercher un bouc émissaire a le vent en poupe, particulièrement en période de crise. Mais Geoffrey Pleyers évoque plutôt un autre type d’engagement, celui des « alteractivistes » : « Il y a bien sûr à la fois des personnes plus responsables que d’autres, mais, en même temps, la plupart des grands mouvements nous traversent tous, nous sommes aussi tous partie du problème. Par exemple, plutôt que de dénoncer un coupable, je peux me dire qu’en tant qu’homme blanc éduqué en Belgique, j’ai en moi une part de machisme, de colonialisme, de capitalisme. Cette tendance va un peu à l’inverse des théories du complot, qui trouvent un coupable et une explication claire et simple. Ici, c’est la prise de conscience que nous sommes tous formatés dans cette société, que nous avons tous nos contradictions. Bien sûr, ça ne veut pas dire que tout le monde est responsable au même niveau, mais, en tout cas, il y a une réflexion personnelle, une partie du conflit est interne aux personnes. » Une vision qui laisse la part à un espoir : celui de fédérer les générations face à un même objectif. Parce qu’au-delà des responsables et des divergences, il y a une urgence commune.


1 « Avoir 20 ans en 2021, les jeunes bousculent-ils leurs aînés ? », podcast diffusé sur France Culture, 11 février 2021.