Espace de libertés | Mai 2021 (n° 499)

Libres ensemble

Issue de la pratique des squats, la convention d’occupation précaire permet d’investir des espaces vacants de manière temporaire et dans un but social. Des espaces où les principes de solidarité et d’autogestion dessinent d’autres voies de vivre et de faire ensemble. Approche de trois lieux bruxellois du genre.


Dans la rue Pierre Decoster, à Forest, s’étend le bâtiment où fut conçu le mythique cahier à anneaux en plastique Atoma. Laissé à l’abandon durant près de dix ans, l’ancien entrepôt présente de vastes plateaux et des espaces plus exigus, aujourd’hui aménagés en ateliers et en bureaux. Un jardin fait le lien avec l’habitation d’origine. Depuis décembre 2020, l’entièreté du site est investie par une dizaine d’artistes fraîchement diplômés d’écoles d’art. « Avec un groupe d’ami.e.s artistes, on a eu envie de trouver un lieu pour habiter et créer, adapté à nos modes de vie et à nos moyens », sourit Marjorie, plasticienne. « Nous avons récupéré le bâtiment des usines Atoma, après avoir soumis un dossier au propriétaire et signé, par le biais de Toestand, une convention d’occupation précaire d’un an et demi, avant la reconversion du projet. Plusieurs d’entre nous ont étudié l’électroacoustique au Conservatoire de Mons. Il s’agissait de concilier des espaces de création et la pratique de la musique. » Tout en trouvant une répartition équilibrée entre les espaces d’activités et la vie intime des membres.

La force du groupe

Les nouveaux occupants ont retapé les lieux, réaménagé une cuisine commune pour douze, nettoyé les espaces, composé avec les imprévus. Comme la mérule : murs et sols ont été grattés, désinfectés, de nouvelles poutres ont été installées. La chaudière à gaz a également été réparée. Entre autres travaux réalisés sur base de tutoriels et de compétences techniques de base. Avec, pour motivation, un « faire ensemble » alternatif, décapitalisé et bienveillant.

« Il s’agit d’une communauté et beaucoup de soin doit aussi être apporté aux non-dits et à la communication », pointe Léa, musicienne. « Après plusieurs expériences de vie collective, chacun.e de nous a pris conscience de la nécessité de la prévention et de la vigilance à avoir à ce niveau. Dès que se présente un problème à régler ou à venir, on ne laisse pas couler trop longtemps. La solidarité fait partie de la bonne alchimie du collectif, d’autant plus en cette période de Covid-19, c’est une chance incroyable de ne pas se retrouver, de croiser des gens quotidiennement. Ici, on a envie de rêver un autre monde, d’être mieux avec soi et avec les autres. On peut être solidaire quand on a une base sociale solide. »

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L’ancienne usine Atoma, à Forest, a été investie par des collectifs artistiques dans le cadre d’une convention d’occupation précaire. Et temporaire par définition. © Catherine Callico

Le lieu, destiné au logement et à la culture, peut contenir jusqu’à 100 personnes. Le collectif héberge aussi un sans-papiers. Ses plateaux accueillent divers projets : La Senne/Compilothèque, Les Amis d’Atoma – qui regroupe « des gens qui donnent un coup de main » –, des ateliers métal et bois, mais égale­ment de la danse et d’autres pratiques artistiques et, dans le futur, des lieux pour des réunions, des arts martiaux, une brasserie, un atelier vélo… Le projet est basé sur l’ouverture au quartier. « On aimerait organiser davantage d’ateliers, des expositions, des concerts, peut-être aussi une radio locale, un four à pain… », poursuit Marjorie.

Dans un local au premier étage, Vincent P. Alexis, architecte et enseignant à Saint-Luc, a lancé un bureau de permanence des occupations précaires. Il a creusé la thématique au sein de l’atelier d’architecture d’intérieur de l’Institut. « On a réalisé un grand relevé des bâtiments vides à Bruxelles et au départ présenté un listing en ligne d’environ 800 bâti­ments. L’association Communa a ensuite interpellé les autorités par rapport à l’occupation de ces lieux. On avait notamment repéré l’usine Atoma, et le collectif qui y vit aujourd’hui nous a contactés. » Puis, en collaboration avec d’autres associations œuvrant pour l’accès au logement, une nouvelle commune bruxelloise a été créée, Saint-Vide-Leegbeek, qui reprend l’ensemble des espaces inoccupés sur le territoire.

Du potager à l’épicerie solidaire

De son côté, le collectif La Clef a occupé différents lieux bruxellois ces dernières années, avant de se poser dans un ancien centre médical du quartier Bockstael, à Laeken. À front de rue, le bâtiment abrite aujourd’hui quatre logements. Passé l’entrée, on débouche sur un énorme espace vert, avec coin potager, yourte, terrasse aménagée avec des divans et autres objets de récup, attenante au volume principal du lieu. Celui-ci enchevêtre des pièces de divers formats. Un séjour, une cuisine, des chambres, des ateliers, des ex-salles d’attente individuelles, désormais agencées en locaux de stockage. Ce mercredi soir se déploie la réunion hebdomadaire du collectif. Avec les rubriques habituelles, « états d’âme », où chacun partage un ressenti ou un événement personnel et, plus fourre-tout, les « news » abordent des projets collectifs, comme la transformation d’un bac à douche en évier de vaisselle, un atelier poterie dans la cave, une hutte de sudation dans le jardin, ou encore l’arrivée de poules fin mai ou la nouvelle bibliothèque.

Des treize occupants actuels, trois sont des piliers du projet : Paul, Cyril et Balthazar. Ici également, la proposition de départ est de développer une maison ouverte au quartier, et de « créer une manière de vivre ensemble qui nous appartient ». Au fil du temps, des sous-groupes se sont formés en fonction des tâches et des intérêts de chacun.e. Eugénie, formée en herboristerie, gère surtout le potager et l’épicerie solidaire : « Avant la Covid-19, chaque dimanche, on proposait des invendus alimentaires et des jams musicales dans le jardin. On vend aussi ponctuellement des produits que l’on cultive, fruits, légumes et des confitures en porte-à-porte, ce qui génère des liens avec les habitants de cette zone. »

Par ailleurs, l’aspect écologique du projet se retrouve dans la récupération de nourriture, mais aussi de mobilier, de vêtements… et le groupe organise régulièrement un vide-dressing ou des tables d’hôtes. Si les conditions du moment y sont favorables. La Clef participe également au projet Radio Marie-Christine. Chaque premier mercredi du mois, un studio éphémère est posé dans un magasin de la rue Marie-Christine et les haut-parleurs de la rue y diffusent des créations sonores réalisées par les habitants au sens large, avec l’Atelier Graphoui.

« Le fait de ne pas payer de loyer permet de réaliser des activités non rentables, artistiques ou citoyennes, poursuit Paul. Comme aménager un lieu où tout est à refaire ou pouvoir proposer deux ou trois chambres pour des hébergements d’urgence d’une semaine à des amis ou à des gens qui sont dans le besoin. Ici, il y a des gens qui travaillent, d’autres pas. Certains ont le revenu d’intégration du CPAS, et/ou ont des petits jobs par-ci, par-là, réguliers ou non. Chacun contribue mensuellement en fonction de ses moyens. Financièrement, le lieu a un potentiel pour s’autonomiser quand il pourra rouvrir au public et se subsidier au moyen de différentes activités. »

Le quartier au milieu

Sur le côté, des lieux d’occupation précaire mêlent distinctement logement et projets socioculturels dont l’action menée au sein des quartiers se révèle complémentaire. C’est le cas de La Buissonnière à Saint-Gilles, installée depuis presque quatre ans dans une ancienne école de la rue Monténégro, à proximité d’autres lieux engagés socialement, comme la Vieille Chéchette ou le Steki. Entre autres initiatives participatives, y sont établis une compagnie de spectacle vivant, un espace de rencontre et de loisirs pour les jeunes du quartier, le média d’action collective ZIN TV, Factum Lab, une boîte de production de contenus numériques « qui invite le quartier à penser la rue, le quartier et les imaginaires collectifs » et l’ASBL Maison Babel qui accompagne des mineurs étrangers non accompagnés ayant obtenu un titre de séjour en Belgique. Au dernier étage de l’immeuble, un projet d’habitat groupé réunit cinq logements d’occupants en situation précaire. « C’est un habitat d’esprit solidaire », souligne Joséphine, référente de l’ASBL Communa. « Les occupants contribuent en fonction de leurs possibilités et des synergies se sont créées, par exemple entre Jean-François qui fabrique des instruments électro-expérimentaux et l’ASBL Factum Lab. De même, les habitants occupent le local commun pour faire de la danse, de la boxe ou d’autres activités spontanées. »

L’occupation devrait se terminer en juillet, l’immeuble ayant été acquis par l’agence immobilière de Saint-Gilles pour des logements d’urgence. De son côté, le siège de l’association Communa s’est déplacé au no 144 de la rue, qui devrait d’ici peu accueillir de nouvelles activités. À l’image d’un quotidien urbain qui se réinvente à l’infini.