Philosophe, psychologue, éthologue et chercheuse à l’Université de Liège, Vinciane Despret est l’auteure d’une œuvre décisive qui interroge la question animale. Dans la collection « Mondes sauvages. Pour une nouvelle alliance »1, elle livre un essai inventif, hors-norme, où la spéculation se mêle aux découvertes scientifiques et à l’art du récit.
Ses travaux s’inspirent du rat, du loup, de l’agneau et aussi des oiseaux. Invitée d’honneur du Centre Pompidou (Paris) tout au long de l’année 2021, Vinciane Despret organisera divers événements, dont une performance avec un poulpe, sa source d’inspiration la plus récente. Davantage qu’une révolution épistémologique, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation produit une refonte, une révolution dans les manières d’habiter la Terre, de penser, de sentir, de coexister avec les autres formes du vivant. Au travers des trois chapitres évoquant respectivement la poésie vibratoire des araignées, la cosmologie fécale des wombats et les aphorismes d’un poulpe, Vinciane Despret pose les jalons d’une « nouvelle alliance » avec le vivant, la faune, la flore. Tout à la fois un réapprentissage d’un lien magique que nous avons perdu et une invention d’aptitudes inédites à créer un monde commun avec les peuples d’animaux sauvages. À l’heure où l’on prend conscience que l’extinction des espèces animales et végétales signe celle de l’espèce humaine, compromettant sa survie, l’ouvrage de Vinciane Despret présente, avec d’autres collectifs, de nouvelles formes de coexistence harmonieuse avec les non-humains. Des fabrications de mondes.
Vous nous embarquez dans des récits, des observations, des réflexions éthologiques qui s’inscrivent dans une discipline qui se nomme thérolinguistique. Pouvez-vous dessiner les contours de cette discipline, de ce « mode de pensée S-F » comme dit Isabelle Stengers, inventée au début des années 1970 par l’auteure de science-fiction Ursula Le Guin ? Expliciter le « théro » (« bête sauvage ») et la manière dont vous ré-élaborez cette expérience de pensée ?
Dans la nouvelle « L’auteur des graines d’acacia », Ursula Le Guin a imaginé une association de thérolinguistes située dans un futur non précisé. Les thérolinguistes sont capables de décrypter les écritures phéronomiques, cinétiques des animaux – ici d’une fourmi –, de lire les sons, les gestes, les vibrations comme des œuvres littéraires. Je me suis dit que cette idée de société de thérolinguistique, il fallait la relayer, la prolonger. Il faut imaginer que les scientifiques pourraient faire de telles choses dans un futur pas trop lointain. D’une certaine manière, ils sont déjà prêts. Plus on avance dans la connaissance du chant des oiseaux, des gestuelles, plus on a l’intuition que ces recherches donnent corps à l’idée que les animaux ont des formes d’expression, d’écriture. On trouve déjà cette idée chez Gilles Deleuze, Michel Serres ou Baptiste Morizot : l’écriture est quelque chose de généralisé dans le monde du vivant. Je reprends aussi l’une des idées de la nouvelle : pour appréhender la thérolinguistique des plantes, et non seulement des animaux, on ne peut s’en tenir au visible. Si l’on se cantonne au visible, une quantité importante de littérature produite par les plantes nous échappera.
La philosophe des sciences et éthologue Vinciane Despret étudie le rapport entre humain et vivant, au travers de figures particulières du monde animal comme le poulpe, l’oiseau ou le loup. Des leçons riches d’enseignement sur notre humanité ! © Belga
La thérolinguistique étudie les productions écrites, littéraires des animaux et également des plantes. Cela implique que les formes expressives ne sont pas l’apanage des seuls humains. La théro-architecture délivre des enseignements inouïs : ce qu’on a longtemps tenu pour des marquages territoriaux, des productions utilitaires est envisagé comme formes expressives. Quels sont les nouveaux champs de recherches qui se développent et comment révolutionnent-ils l’état de nos savoirs, de nos savoir-faire, de nos comportements ?
La thérolinguistique et la théro-architecture sont au plus proche de ce qui se fait actuellement si l’on pense aux recherches en biosémiotique (étude des significations que le vivant crée et adresse aux autres vivants), aux bioacousticiens qui étudient les significations encodées dans des chants dont notre oreille ne perçoit pas les nuances. Ces sciences assez récentes annoncent ce que la thérolinguistique prétend faire dans le futur. J’ai découvert au cours de mes recherches que le réel m’a rattrapée dans le cas des wombats. Ce que je pensais être une exception wombat (produire une cosmologie fécale, s’adresser à des êtres invisibles, des dieux, des ancêtres) n’en est pas une. Des recherches récentes vont dans le sens d’une reconnaissance d’un sentiment religieux chez les chimpanzés. Cela avait déjà été évoqué pour les éléphants chez Pline, mais sans les garanties scientifiques nécessaires. Au xxie siècle, les primatologues ont envisagé que les singes pouvaient avoir le sens religieux.
Longtemps, le sentiment religieux a été perçu comme une spécificité humaine. Comment les primatologues en sont-ils venus à reconnaître les rituels religieux (en l’honneur des défunts notamment) des chimpanzés ? Jane Goodall a montré leur danse de la pluie, leur aptitude à la contemplation. Ronald K. Siegel parle des cultes rendus à la pluie par les éléphants. Est-ce avant tout une modification dans le champ de la pensée qui a permis cette inflexion, cette ouverture ? L’affinement des techniques a-t-il ensuite joué un rôle ?
Jane Goodall a élaboré ces pensées il y a bien longtemps, on lui reprochait d’aller trop loin. On reconnaît seulement maintenant la pertinence de ses spéculations. C’est vraiment d’abord une modification du champ de la pensée. L’idée que les animaux seraient préoccupés par la beauté, on la trouve chez Étienne Souriau ou chez Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux à propos du chant des oiseaux (« le territoire, c’est la naissance de l’art »). Avec ces penseurs, on sort du champ de l’utilitarisme. On voit que les ornithologues vont tardivement commencer à envisager ces propositions. Ils se rendent compte que l’inutile pourrait faire partie du processus créateur de la vie, que les animaux sont des créateurs. Il y a des propositions très récentes selon lesquelles les animaux produiraient de la beauté pour la beauté. Des biologistes vont prendre au sérieux ces intuitions, et là, on entre dans une tout autre biologie qui devient beaucoup plus intéressante.
Dans le récit de l’autobiographie laissée par un poulpe écrivain, vous partez de la découverte de fragments d’écriture pérenne rédigés par un poulpe sur une poterie. Vous montrez que le jet d’encre lâché par les poulpes ne répond pas seulement à une stratégie de camouflage, mais que, par un détournement de l’usage initial, l’encre-leurre se métamorphose en une création de phylactères, une forme d’expression. Y a-t-il un saut ou reste-t-on dans le continu quand on passe d’un réflexe défensif à un geste de création ?
On peut le faire dans le continu, sauf qu’on n’a pas l’histoire. Je me base sur un concept qui est un merveilleux outil pour créer ce type de continuité, le concept d’« exaptation » forgé par Stephen Jay Gould. L’exaptation nous dit qu’une fois qu’une structure ou un comportement a été stabilisé par la sélection naturelle, a acquis une certaine fonctionnalité, il peut devenir disponible pour d’autres usages, faire l’objet d’une re-création. C’est le cas par exemple de la plume. Quelque chose existe et est détourné vers autre chose. Pour l’exaptation dans le cas du poulpe, je dois faire un saut, car je n’ai pas le maillon. Comment est-on passé de la stratégie de camouflage à la stratégie d’écriture ? Ici, il y a un saut spéculatif. Je construis un scénario à propos du poulpe, relayé par les découvertes scientifiques : capables de capturer la lumière, les poulpes ont détourné cette capture mimétique de l’environnement pour se camoufler. Puis, on constate qu’ils vont utiliser leur possibilité de changer de couleur pour exprimer leurs états intérieurs, dire quelque chose. De là, j’ai observé des poulpes qui rêvent. On peut appréhender le rêve comme une forme de fonction narrative, une amorce de récit qui se voit précisément dans les changements de couleur du poulpe qui rêve. Peut-être que ce que l’on prend pour un leurre chargé de faire fuir l’adversaire, le prédateur est un phylactère, un dessin, un mode de fiction dont nous ne percevons pas toute la complexité.
Vous nous emmenez dans les explorations des capacités sensorielles, de la langue des « symenfants » vivant dans des communautés où les collectifs d’humains nouent des rapports privilégiés avec une ou plusieurs espèces non humaines, dont les poulpes. Un mot sur les « symenfants » ?
Je reprends ici un geste, un motif de Donna Haraway2, celui des communautés du compost. L’exercice spéculatif consistait à imaginer cinq générations dans le futur, des communautés tentant de bien vivre dans les rui#2
nes d’une terre désolée, très abîmée3. Plutôt que du post-humain, il faut faire du post-humus. J’ai imaginé des communautés dans la baie de Naples avec des enfants dits « Ulysse » élevés en symbiose avec les poulpes. Ces enfants sont éduqués afin de garder des capacités synesthésiques, une compréhension, une disponibilité à ce qui les entoure. Daniel Stern a étudié les capacités sensorielles non fixées chez les êtres multimodaux, les enfants, les poètes… (entendre une ombre, voir les nombres en couleurs). Chez les symenfants, ces compétences que l’éducation n’a pas mutilées leur permettent de vivre comme un poulpe, d’être sollicités par le monde, par les existants.
1 Dirigée par Stéphane Durand, cette collection est sans conteste l’une des plus novatrices et des plus fécondes du paysage éditorial actuel.
2 Donna Haraway, Vivre avec le trouble, trad. Vivien Garcia, Paris, Éditions des mondes à faire, 2020.
3 Anna Lauwenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, trad. Philippe Pignarre, préface d’Isabelle Stengers, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2017.