Après plusieurs mois de soulèvement, les triple élections – municipales, régionales, mais aussi constituantes – prévues en avril et reportées à la mi-mai devraient apporter leur lot de changement dans un pays en crise. L’érosion du lien entre les Chilien.ne.s et la classe politique a conduit à la décision de « dépinochériser »1 la Constitution. Les jeunes veulent du changement. Et maintenant !
Des mois durant, le Chili a vécu une crise sociopolitique sans précédent. Celle-ci a commencé le 18 octobre 2019 et a donné lieu à une révolte sociale de grande ampleur, inédite depuis la fin de la dictature de Pinochet en 1990. La grogne sociale s’est principalement dirigée contre le gouvernement de Sebastián Piñera, mais aussi contre la classe politique dans son ensemble. Au cours des manifestations massives qui se sont étalées pendant presque deux mois sans interruption, les manifestants, pour la plupart âgés de 15 à 30 ans, ont réclamé à cor et à cri la hausse des salaires, la fin du profit dans l’éducation et la santé, la fin du système de retraites par capitalisation considéré comme du vol, un changement de Constitution par l’intermédiaire d’une Assemblée constituante et la démission du président de la République.
Parmi les revendications des manifestants, également, la fin du modèle dit « néolibéral », semé et cultivé au Chili comme un terrain d’expérimentation pendant la dictature, importé dans ce pays par les Chicago boys, élèves chiliens de l’économiste américain Milton Friedman. S’il est vrai que ce modèle a permis de réduire la pauvreté, de développer le pays et d’afficher une croissance exponentielle dans les années 1990 et 2000, la piètre répartition des richesses fait aujourd’hui du Chili l’un des pays les plus inégalitaires du monde.
En guise de réponse, le gouvernement a d’abord choisi une répression brutale de la part des forces de l’ordre, sous la responsabilité de carabiniers. Le bilan est lourd : depuis le début de la révolte, 36 compatriotes ont perdu la vie, 11 564 personnes ont été blessées, dont 405 aux yeux, avec plusieurs dizaines d’éborgnés et deux personnes aveugles à vie.
Référendum et crise de légitimité politique
Afin de sortir de la crise et de calmer cette colère sociale inédite, le gouvernement et la plupart des partis politiques ont finalement proposé à la population chilienne d’organiser un référendum afin de lui donner la possibilité de choisir entre le maintien ou non de l’actuelle Constitution et les dispositifs de son éventuelle rédaction – soit une convention mixte, soit une convention citoyenne. Ce référendum a eu lieu le 25 octobre dernier et, grâce à une forte participation de la jeunesse, il a permis une double victoire : 78 % ont voté en faveur d’une nouvelle charte constitutionnelle et 78 % pour un dispositif de rédaction composé à 100 % de citoyens ordinaires. Cette participation politique des jeunes va à nouveau jouer un rôle clé dans les scrutins des 15 et 16 mai, élections au cours desquelles la population sera amenée à choisir les membres de la convention constitutionnelle, les maires, les gouverneurs et les membres du Parlement. Et il en sera de même pour l’élection présidentielle du 21 novembre 2021.
Toutefois, malgré la volonté de la classe politique d’opter pour la participation de la population par la voie du référendum, le problème qui se pose est plus profond : ce sont toutes les institutions politiques de l’État qui ont traversé une crise de légitimité, avec une forte désapprobation du gouvernement, de l’actuel président considéré aujourd’hui comme le plus impopulaire de l’histoire démocratique du pays. Là où ce dernier a récolté 7 % d’approbation, les partis politiques ont enregistré un score encore plus faible avec seulement 3 % d’approbation. Le référendum fut bien perçu par le peuple, mais c’est toute l’architecture du processus constituant qui passe mal, considérée comme illégitime et comme un piège tendu par les dirigeants des partis.
Pièges en hautes sphères
Avec le grand « Accord pour la paix », la caste politique a conclu un pacte pour sauver le Gouvernement de Piñera et mettre les règles du processus constitutionnel à son avantage et s’auto-légitimer. Les partis politiques se sont emparés du processus et le mécontentement n’a fait que grandir dès lors que la population s’est rendu compte de l’escroquerie. Un des pièges décelés, par exemple, est le quorum des deux tiers pour valider les articles de la nouvelle Constitution ; ce quorum était déjà dans l’actuelle Constitution de Pinochet. Cela aurait pour but d’empêcher toute proposition de loi à l’encontre des intérêts économiques et sociaux de la droite conservatrice qui a soutenu ce dictateur pendant son régime militaire. Un autre piège identifié dans cet accord était de réaliser les élections des constituants avec la loi électorale législative, dont le dépouillement des votes se fait avec le système D’Hondt, qui favorise les alliances des partis dans une liste. Par conséquent, avec de telles règles pour élire les constituants qui vont rédiger la nouvelle Constitution, les partis – notamment de droite – ont réussi à se rassembler dans des listes. De leur côté, les indépendants issus du monde social ne sont pas arrivés à faire une liste unique au niveau national et à obtenir un grand financement public pour leurs campagnes.
Le Chili vit depuis des mois, une crise sociopolitique sans précédent avec des manifestations massives au lourd bilan. © Cristobal Saavedra Vogel/Anadolu Agency/AFP
Récemment, malgré la vaccination massive de la population, les conditions sanitaires se sont dégradées, la répression contre les manifestants s’est intensifiée et le gouvernement a durci les mesures pour limiter les libertés fondamentales. Dans les principales villes du Chili, l’armée a été mobilisée pour faire face à la pandémie. Les écoles, les centres commerciaux n’ont pas été fermés. Les frontières non plus. Compte tenu de la gravité de la contamination par le virus, le gouvernement a décidé d’organiser les élections pendant deux jours, initialement fixés aux 10 et 11 avril. Accusé par certains acteurs de vouloir aggraver la pandémie, Sebastián Piñera a finalement décidé, avec l’aval du Congrès, de les reporter aux 15 et 16 mai. On lui reproche également de se servir politiquement des conditions sanitaires pour empêcher les manifestations, de rendre difficiles les conditions pour faire une campagne politique avant les élections, surtout celles des candidats indépendants – qui veulent remplacer le modèle néolibéral par un modèle plus humain, social et écologique.
En somme, avec ces élections qui donneront lieu à une nouvelle convention constitutionnelle, le Chili joue bel et bien son avenir social, politique et économique. Le fait qu’il soit meilleur va dépendre d’une forte participation, notamment de celle de la jeunesse, votant principalement pour les candidats indépendants issus du monde social, qui incarnent un réel changement vers un modèle sociopolitique et économique plus humain, collaboratif, écologique et solidaire.
1 Terme emprunté à la sociologue Emmanuelle Barozet, NDLR.