Espace de libertés | Mai 2021 (n° 499)

Dossier

« Salauds d’pauvres ! » L’invective lancée par Jean Gabin puis reprise par Coluche fait encore écho aujourd’hui. Le déclassement social qui touche de nouvelles catégories de la population engendre un changement de répartition de l’aide sociale : un gâteau au goût amer à partager avec les nouveaux « déclassés ». Car les mesures prises par le gouvernement depuis le début de la pandémie n’ont pas le même impact sur tout le monde.


Avant la crise sanitaire, les services sociaux et de santé de première ligne1 tiraient déjà la sonnette d’alarme. Depuis une dizaine d’années, la précarité est grandissante. Les bas revenus et les revenus de remplacement ne suffisent plus à nouer les deux bouts : 17,8 % des Belges vivent sous le seuil de pauvreté et près de 500 000 personnes ont recours à l’aide alimentaire. Sur ce socle fragile, la crise sanitaire pointe son nez en mars 2020 et s’installe. La société entière est mise à l’arrêt, révélant ce que la société tente d’ignorer depuis des années : l’augmentation des inégalités.

Les inégalités qui s’offrent à nos yeux sont multiples. Il y a d’une part les inégalités économiques engendrées par la perte totale ou partielle de revenus et par les conditions matérielles qui ont un impact direct sur le vécu du confinement (conditions de vie matérielles des personnes, qualité du logement, qualité du quartier, etc.). D’autre part, les inégalités de santé en matière d’exposition au virus (par la nature de l’emploi, par exemple), mais également inégalités liées à l’état de santé et aux comorbidités très agissantes sur le degré de gravité de l’infection au virus à court et à long termes. Enfin, les inégalités concernant le vécu dans la mise à l’arrêt d’une série d’activités (services sociaux, centres de jour, restaurants sociaux, etc.).

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Dès le mois de mai, les premiers chiffres parlent d’eux-mêmes : environ un quart des Belges n’étaient financièrement pas en mesure de faire face à une dépense imprévue. Les parents de familles monoparentales et leurs enfants sont nettement plus affectés que les autres catégories : 27,4 % d’entre eux se trouvaient en situation de privation matérielle et sociale2. Enfin, pour les personnes isolées, le revenu d’intégration est insuffisant pour les « dépenses non reportables », à savoir l’alimentation, le logement et les soins personnels3.

Sur le plan du travail et du non-travail

Seules les fonctions dites essentielles sont priées de rester au front : infirmières et infirmiers, caissières et caissiers, collecteurs et collectrices de poubelles, travailleuses et travailleurs sociaux, travailleuses et travailleurs de rue, secteur du sans-abrisme, etc. Des armées de femmes et d’hommes, souvent parmi les classes salariales les plus basses, sont contraintes de s’exposer au virus. Parallèlement, le chômage temporaire touche 40 % des travailleurs du pays dont une grande majorité des travailleurs à bas et à moyens salaires (moyenne de 3 000 euros brut). De leur côté, les travailleurs précaires ou de l’économie grise, bien souvent payés à la journée, se sont retrouvés, du jour au lendemain, sans aucun revenu. On parle ici des travailleurs sous contrat temporaire, intérimaires, de plateforme et de l’économie collaborative, artistes et free-lances, flexi-jobs, indépendants complémentaires à faibles revenus, travailleurs ALE, étudiants jobistes, travailleurs au noir, personnes en formation (apprentis), travailleurs frontaliers et travailleurs détachés, détenus prestant du travail en prison, demandeurs d’asile qui travaillent, sans-papiers de l’économie informelle (50 000) et ouvriers dans la construction, le textile, la cueillette, l’Horeca, la prostitution, etc.

Accessibilité des services, fracture numérique et non-recours

Avant la crise de la Covid-19, le non-recours aux droits et aux aides était très important en Belgique – à savoir le phénomène selon lequel des personnes qui sont dans les conditions pour obtenir une aide ne parviennent pas à la percevoir. L’étude la plus récente sur le sujet4 estime que, hors période Covid, 25 % des familles seraient a minima concernées. Au cours de la première vague, l’accès à un certain nombre de structures et à certaines prestations était limité en raison de l’accessibilité restreinte des guichets « physiques ». Sachant que 40 % de la population belge est dite en situation de vulnérabilité numérique (32 % présentent de faibles compétences numériques et 8 % sont non utilisateurs), et que près d’un ménage sur trois avec des faibles revenus ne dispose pas de connexion Internet5. Parmi ceux qui en possèdent une, les personnes avec des faibles revenus et un niveau de diplôme peu élevé sont respectivement 55 % et 67 % à ne pas effectuer de démarches administratives en ligne.

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Le bilan du numéro vert d’urgence sociale bruxellois évoque ce phénomène en soulignant que « de nombreuses personnes sont en situation précaire parce qu’elles sont en attente d’un revenu (d’intégration sociale, de remplacement) et d’aides financières et qu’elles éprouvent des difficultés à joindre les services pourvoyeurs de l’aide ».

École à distance et décrochage

Dès le début du confinement, les écoles sont mises à l’arrêt et la numérisation des apprentissages se déploie. À cet égard, on peut noter qu’en 2019, 2 % des enfants scolarisés ne disposaient pas d’un accès à Internet à domicile (3 % parmi les 12-17 ans). Les chiffres varient selon les régions, pour atteindre 6 % à Bruxelles. Il existe aussi d’importantes différences selon le niveau de revenus. Alors que quasi 100 % des ménages dont le revenu est supérieur à 1 900 € ont Internet à leur domicile, sous ce seuil, ce sont 8 à 10 % des enfants qui en sont privés. L’équipement disponible est également à considérer. Dans de nombreux foyers, Internet est accessible par l’intermédiaire d’un unique appareil. Par conséquent, pour une utilisation plus intensive d’Internet (comme lorsque des cours sont à suivre à distance notamment), le nombre d’enfants qui n’ont pas d’accès effectif est vraisemblablement significativement plus élevé, et le risque de décrochage accentué.

Focus jeunes : décrochage et non-recours

Pour les jeunes scolarisés en écoles supérieures et à l’université, la crise met en lumière la précarité étudiante et son effet direct sur le décrochage, particulièrement pour ceux qui ont perdu leurs moyens de subsistance. Selon les chiffres de la Fédération des étudiants francophones (FEF), près de 32 % des étudiants ont perdu complètement ou partiellement leur emploi et 27 % d’entre eux requièrent ces rentrées financières pour subvenir à leurs besoins vitaux et payer leur logement. Les aides sociales ont été allouées aux conseils sociaux des établissements scolaires, mais les étudiants ne sont, dans une grande majorité des cas (75 %), pas au courant de l’existence de ces aides, tout comme des aides Covid pouvant être sollicitées aux CPAS. Quant aux demandes de revenu d’intégration, l’enquête « Impact Covid-19 » d’octobre 2020 publiée par le SPP Intégration sociale ne note pas d’augmentation significative en provenance du public étudiant.

À l’aide alimentaire

Un indicateur indéniable de l’accroissement des situations de pauvreté depuis le début de cette crise s’observe dans la hausse considérable des demandes d’aide alimentaire (évaluée à plus de 30 %). Auparavant, en Belgique, 450 000 personnes avaient annuellement recours à des distributions de colis alimentaires, bénéficiaient de repas à bas prix dans des restaurants sociaux ou étaient inscrites dans des épiceries sociales. On estime aujourd’hui que plus ou moins 600 000 personnes sont concernées.

Dès les premières semaines de la crise, de nouveaux publics se sont manifestés (personnes en attente d’un revenu de remplacement, travailleurs de l’économie informelle désormais sans ressource, des travailleurs du sexe…). Avec les confinements successifs, les profils tendent à évoluer : les étudiants sont de plus en plus nombreux, comme les travailleurs des secteurs de l’Horeca, des titres-services, les artistes, les artisans, les auto-entrepreneurs…

Et demain…

Jusqu’à aujourd’hui, les réponses qui ont été données par le gouvernement semblent considérer que la situation inédite que nous vivons est temporaire. Les aides d’urgence se succèdent et, vis-à-vis des populations les plus fragilisées, le renforcement du secteur de l’aide alimentaire et les budgets spécifiques alloués aux CPAS sont les mesures phares depuis mars 2020.

Pour l’avenir, la seule issue sera le changement de logique : penser plutôt que compenser. Cela signifie qu’il faut maintenir mais surtout renforcer les mécanismes qui permettent d’éviter aux personnes frappées économiquement par la crise de tomber dans la précarité. D’une part parce que l’expérience de la précarité est fragilisante pour les femmes, les hommes et les enfants qui l’éprouvent. Mais également parce que le coût de l’appui nécessaire pour sortir une personne de la spirale de la pauvreté est tout à fait supérieur au montant qui aurait dû être mobilisé pour empêcher son basculement. Face à cette crise que personne n’a voulue, il serait indécent qu’une partie de la population en porte seule ou démesurément plus les conséquences. Personne n’a désiré cette crise et les plus fragiles ne peuvent pas payer doublement. Il faudra passer d’une logique d’État social actif, individualiste et culpabilisant, vers un État social proactif qui traduit l’esprit d’une responsabilité collective et soutient les personnes avant même qu’elles aient eu à mendier l’aide. In fine, le problème n’est pas tant le virus, mais la répartition inéquitable de l’impact socio-économique et psychosocial des mesures dont l’État est responsable.


1 Services sociaux, services de médiation de dettes, services de santé mentale, maisons médicales, secteur de l’aide et des soins à domicile, secteur de l’aide aux sans-abri, secteur de l’aide aux toxicomanes, etc.
2 « La privation matérielle et sociale en 2020 », mis en ligne sur https ://statbel.fgov.be, 14 janvier 2021.
3 Cf. étude Covivat.
4 Observatoire de la santé et du social de Bruxelles, « Aperçus du non-recours aux droits sociaux et de la sous-protection sociale en Région bruxelloise », cahier thématique du « Rapport bruxellois sur l’état de la pau­vreté 2016 », Cocom, Bruxelles, 2017.
5 Périne Brotcorne et Ilse Mariën, « Baromètre d’inclusion numérique 2020 », Fondation Roi Baudouin, 2020, p. 4.