Espace de libertés – Novembre 2015

Lorsqu’en l’an 1271, Marco Polo entama sa longue traversée de l’Asie à la recherche des merveilles du monde, il ne s’était pas muni du moindre passeport, visa ou laissez-passer et ne fut arrêté à aucune frontière par de quelconques agents chargés d’évaluer la pertinence de ses motifs de voyage ou l’éventuelle dangerosité de sa présence dans les contrées qu’il voulait pénétrer.

Certes, Marco Polo disposait de ressources amplement suffisantes pour subvenir à ses frais de villégiature, mais non pour financer son retour au pays d’origine qui n’eut lieu qu’en 1295 avec les deniers de l’empereur mongol. Certes, c’était un Vénitien et si l’Italie n’existait pas encore en tant que telle, une certaine idée de l’Europe dominait déjà le monde.

Les grands voyageurs

Un demi-siècle plus tard, pourtant, Ibn Battûta entreprit de nombreux voyages à travers le monde de l’époque, et ne fut, lui non plus, freiné par aucune formalité administrative. Or, c’était un Arabe! Et l’Europe s’était déjà coupée de ses origines étymologiques et de sa sœur Arabie (1). Probablement qu’à l’instar de la famille Polo, il n’était pas désargenté. Mais personne ne lui a jamais réclamé la preuve de ses moyens d’existence avant de l’autoriser à poursuivre sa route vers de nouveaux territoires.

De fait, durant des millénaires, la liberté de circulation des humains n’a pas été entravée par la moindre réglementation. Déjà cette liberté ne concernait pas tout le monde; les esclaves de l’Antiquité, les populations régies par le servage ou confinées dans des ghettos au Moyen Âge y avaient difficilement accès, mais pour la majorité (et non pour une minorité comme de nos jours), elle resta non réglementée jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. Bien sûr, les grands marchands de l’Europe mercantile ou les intellectuels de la Renaissance voyageaient davantage que le bas peuple dont la transhumance n’était néanmoins ni interdite ni contrôlée. Souveraine juridiquement ou a priori, cette liberté n’était, concrètement, pas absolue; elle croisait plus d’un obstacle sur son chemin –d’ailleurs n’est-ce pas le propre de la liberté d’être en chemin et d’affronter des adversités–, mais ceux-ci ne se trouvaient nullement codifiés dans quelque textes ou instances juridiques que ce soit.

Bien sûr, la figure de l’étranger remonte à la nuit des temps, elle a pu s’incarner dans le barbare, le bohémien, le métèque… Les habitants de la terre s’y déplaçaient en courant le risque d’être mal reçus par des collectivités méfiantes vis-à-vis de l’inconnu ou de ne pas arriver sans pertes à destination, mais sans frontières, sans formalités, sans vérifications administratives, sans papiers.

Des inventions récentes

Ce n’est point l’invention de l’imprimerie qu’il a fallu attendre pour que les allées et venues des individus soient autorisées et attestées par des sceaux officiels sur un morceau de papier faisant figure et foi de sésame. L’imprimerie avait d’autres vocations de communication universelle. Il fallut, deux ou trois siècles après Gutenberg, l’invention de l’État-nation, de ses frontières, de ses appareils et de ses quadrillages territoriaux pour que le mouvement de la multitude fasse l’objet de préoccupations administratives et de politiques de plus en plus rigidifiées.

Certes, l’idée de frontière est très ancienne: dans la légende de Romulus et Remus, c’est la frontière tracée à la charrue par Romulus qui fonde la création de Rome; déjà, elle apparaît sacrée et inviolable: c’est pour avoir osé la franchir que Remus est tué. Pourtant, ce n’est qu’avec l’émergence des États-nations que la frontière territoriale a acquis le caractère politique, juridique et universel que nous lui connaissons.

L’État-nation se définit par l’unité d’un espace borné par des frontières, le territoire, d’une population assujettie à des règles communes, la nation, et d’un pouvoir de coercition institutionnel qui émane de la nation et garantit l’unité du tout, l’État. Les systèmes d’organisation politique qui ont précédé l’État-nation –cités hellénistiques, empires et seigneuries– étaient bien entendu liés à des territoires et des populations, mais d’une part, ce lien n’était pas aussi exclusif et constitutif de la souveraineté politique, et, d’autre part, les frontières de ces territoires et identités demeuraient assez vagues, souples, fluctuantes et souvent superposées. Chaque individu pouvait cumuler les allégeances à plus d’une communauté et l’obéissance à divers systèmes ou détenteurs de pouvoir (2).

© Dominique Goblet et Kai Pfeiffer

© Dominique Goblet et Kai Pfeiffer

Universal export

L’État-nation a, petit à petit, supplanté les autres modèles d’organisation suite à différentes crises et évolutions telles que la remise en cause du système féodal par le développement du commerce et de l’industrie, le développement d’une administration ecclésiale sur les ruines de l’Empire romain, la répartition et la définition des territoires par l’Église dans un souci d’aménagement interne, les progrès de la cartographie, le rayonnement de la philosophie des Lumières et sa théorie du contrat social, les conflits entre les seigneuries, les monarchies féodales et le Saint-Empire. Ces conflits de propriétaires s’échangeant des fiefs ont pris la forme de la guerre et ont conféré, par là, un rôle essentiel à la frontière territoriale.

À cet égard, il n’est pas inintéressant de noter qu’étymologiquement, le terme « frontière » vient de la forme adjectivale du substantif « front ». Terme architectural, le « front » a vite été repris par le langage militaire pour désigner très précisément le « lieu par où l’ennemi survient » (3). L’agence Frontex semble s’en souvenir quand elle aborde les migrants comme des ennemis et leur déclare la guerre…

Ce sont les traités de Westphalie (1648) qui, en concluant les guerres de Trente Ans et de Quatre-Vingts Ans, ont parachevé la construction moderne de la territorialité et de la souveraineté étatique. C’est à la France que revient le fait d’avoir, en 1789, consacré le principe de l’État-nation en faisant coïncider les limites de l’État avec celles de la nation et d’avoir ensuite exporté ce modèle à travers l’Empire. Les colonisations et les guerres mondiales poursuivront l’entreprise d’exportation universelle.

Le contenant précède le contenu

Les États-nations ne sont donc pas tombés du ciel et ont dû déployer maints efforts pour asseoir leur existence. Après avoir quadrillé leurs territoires, ils ont dû construire leur population, c’est-à-dire l’homogénéiser et lui inculquer un sentiment d’appartenance nationale. La désignation, l’identification administrative et la ségrégation voire l’expulsion des étrangers ont joué un rôle crucial dans ces processus (4).

Ainsi les frontières ne sont pas prédéfinies. Ce sont elles qui définissent et engendrent leur contenu. Il n’y a pas d’abord un peuple ou une région qui préexiste et érige ensuite des frontières pour se séparer des autres. C’est au contraire le tracé de la frontière qui fait exister et unifie un peuple ou une région. La frontière est davantage une notion politico-institutionnelle que géographique; elle nie la proximité géographique pour introduire une distance immatérielle entre deux terres contiguës (5).

L’État-nation a voulu confondre ou superposer les frontières politiques, socio-économiques, culturelles et territoriales. Aujourd’hui, les flux économiques, les instances internationales, les replis identitaires et les réseaux transnationaux le débordent ou le sabordent de toutes parts, de sorte que ces différentes frontières coïncident de moins en moins. Il serait cependant erroné de conclure que nous nous acheminons vers la disparition des frontières. Les stigmates du passé laissent des traces dans les esprits. En période de crise, certains se crispent et s’y accrochent démesurément. Ensuite, au lieu de s’effacer, les frontières se déplacent, se modifient, se modulent, se démultiplient et se dématérialisent.

 


(1) Les voyageurs helléniques désignaient « européennes » toutes les populations qu’ils rencontraient sur les côtes de la Méditerranée, du Nord comme du Sud.

(2) Bertrand Badie, La fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, 1995.

(3) Michel Foucher, Fronts et frontières, Paris, Fayard, 1988.

(4) Gérard Noiriel, La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe 1793-1993, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

(5) Michel Foucher, L’invention des frontières, Paris, Fondation pour les études de défense nationale, 1986.