Espace de libertés – Novembre 2015

Europe: naufrage de la politique migratoire


Dossier
La conjugaison, au cours de l’année 2015, d’une augmentation sensible de nombre d’entrées dites « irrégulières » d’étrangers sur le territoire de l’UE et de plusieurs naufrages dramatiques de boat people en Méditerranée a fait parler d’une « crise migratoire » sans précédent. Depuis le mois de mai, on ne compte plus le nombre de réunions, déclarations et plans d’action consacrés au sujet par les instances européennes.

Cette frénésie désordonnée laisse penser que l’Europe est soudain confrontée à un phénomène imprévisible. C’est loin d’être le cas: il suffit de corréler quelques données simples pour s’en convaincre.

La surdité du Vieux Continent

Prenons le cas des réfugiés syriens: en mars 2011, une guerre civile a éclaté en Syrie, entraînant un exode de grande ampleur. En octobre 2012, le HCR (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) constatant que la plupart de ces réfugiés (344.000 à l’époque) étaient accueillis dans les pays limitrophes (Irak, Jordanie, Liban et Turquie) exhortait déjà les pays de l’UE à « assurer l’accès [à leur] territoire et aux procédures de demande d’asile », et à « offrir un soutien mutuel entre les États membres ». En vain. Un million de personnes avaient quitté leur pays en 2013, trois millions en 2014, quatre en 2015, dont à peine quelques dizaines de milliers ont pu atteindre l’Europe. Car dans leur grande majorité, les États membres de l’UE refusent aux Syriens qui en font la demande la délivrance de visas, leur interdisant toute voie légale d’accès à leur sol. Dans le même temps, ils restent sourds aux appels pressants des Nations unies les invitant à financer l’aide internationale en soutien aux pays dits de premier accueil. Au cours des quatre années d’une crise qui se déroulait à leurs portes, les gouvernements européens ont donc maintenu la même ligne: fermant leurs frontières aux réfugiés au nom de la lutte contre l’immigration « clandestine », refusant de prendre la mesure du poids croissant que représente leur accueil dans des pays comme le Liban (où les Syriens représentent un quart de la population) ou la Turquie (qui en compte aujourd’hui plus de deux millions), ils ont laissé s’installer une situation explosive dont la « crise » qu’ils déplorent aujourd’hui n’est qu’une conséquence logique.

La mortalité migratoire, conséquence d’une Europe verrouillée

On peut tenir un raisonnement analogue à propos des naufrages de migrants qui endeuillent régulièrement la Méditerranée, provoquant rituellement les larmes de crocodile des gouvernants qui en sont largement responsables. Depuis qu’a été créée en 2004 l’agence Frontex (agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures) pour protéger les frontières de l’UE contre l’immigration irrégulière, la mortalité migratoire n’a cessé d’augmenter au fur et à mesure que l’agence a posé des « verrous » pour repousser migrants et exilés. On estime à 30.000 le nombre de personnes mortes en migration depuis 2000 (1), avec une nette accélération au cours de la période récente, et ce, malgré une surveillance toujours croissante des frontières et une augmentation corrélative des moyens techniques et économiques investis par les États et l’UE à cette fin. Cette politique de verrouillage, si coûteuse sur le plan humain et financier, n’a même pas la vertu de réduire le nombre d’entrées en Europe, au contraire: d’après Frontex, elles sont, malgré les morts, toujours plus nombreuses. Mais elle oblige les migrants à emprunter des routes qui allongent la durée et le prix du voyage, et augmentent leur prise de risque.

Négation de la détresse humaine

Encore plus qu’à la gestion chaotique d’une « crise migratoire » qu’elle n’a pas su anticiper, ce que l’UE donne à voir est le naufrage de la politique d’asile et d’immigration qu’elle met péniblement en place depuis de début des années 2000. Censée reposer sur trois piliers –l’intégration des étrangers durablement installés en Europe, l’accueil des réfugiés dans le respect du droit international, et la protection des frontières contre l’immigration irrégulière–, cette politique a donné la priorité au dernier, en lui consacrant l’essentiel des moyens opérationnels et financiers. Plutôt que l’intégration, c’est l’attraction d’une immigration hautement qualifiée qui est recherchée, tandis qu’est restreint le regroupement des familles.

Conçue pour dissuader au lieu d’accueillir, la politique européenne d’asile et d’immigration s’est révélée incapable de résister à l’épreuve de la réalité migratoire du début du XXIe siècle.

Quant au système d’asile européen commun, laborieusement élaboré à travers une série de normes supposées offrir le même niveau de protection quel que soit le pays d’accueil des réfugiés, il traduit avant tout un double égoïsme: externe, puisqu’il les met à distance en faisant reposer sur des pays tiers la charge des exilés dont l’Europe ne veut pas –la gestion de la crise syrienne en est la démonstration– et interne, puisqu’il place les États membres situés aux frontières extérieures (Méditerranée et frontière orientale) en position de devoir assumer la responsabilité de tous ceux qui parviennent à les franchir. Le règlement Dublin, qui permet de renvoyer dans leur premier pays d’arrivée dans l’UE les demandeurs d’asile où qu’ils se trouvent en Europe, est l’instrument de cet égoïsme interne, et le symbole de l’échec d’une politique qui n’est « commune » que sur le papier. Inéquitable pour les États concernés (notamment l’Italie, la Grèce, Malte, la Hongrie), il entraîne des conséquences dramatiques pour les migrants et les réfugiés (prise en charge insuffisante, enfermement et maltraitance, montée de la xénophobie).

Conçue pour dissuader au lieu d’accueillir, la politique européenne d’asile et d’immigration s’est révélée incapable de résister à l’épreuve de la réalité migratoire du début du XXIe siècle. Les mesures annoncées depuis l’été 2015 ne laissent pas prévoir de modification sensible des orientations qui, depuis près de 20 ans, conduisent dans le mur: offre d’accueil ridiculement basse (160.000 demandeurs d’asile « relocalisés » en deux ans, quand il en arrive près de 50.000 par semaine), enfermement dans des hotspots pour ficher et expulser les « migrants » arbitrairement distingués des « réfugiés », sous-traitance à des pays non européens de la tâche de retenir les exilés loin des frontières de l’UE, opération militaire au large de la Libye prétendant « démanteler les réseaux de passeurs » – quand on sait que la fermeture des frontières est la principale cause de leur développement… Combien de « drames de la migration » faudra-t-il pour que l’Europe renonce à être « en guerre contre un ennemi qu’elle s’invente » (2)?

 


(1) Source: www.themigrantsfiles.com.

(2) Site de la campagne Frontexit: www.frontexit.org.