Espace de libertés – Novembre 2015

Migrants, réfugiés, cosmopolites: les mots sont importants, et la vie aussi


Dossier
Une manière d’appréhender avec quelque recul ce que dorénavant toute l’Europe appelle la « crise migratoire » ou la « crise des réfugiés » consiste à s’intéresser aux mots et à leurs usages, à ce qu’ils cachent et ce qu’ils révèlent.

On s’intéressera d’abord aux deux termes mis en concurrence dans les médias et dans les milieux dirigeants européens, ceux de migrant et réfugié. Au premier abord, pour un chercheur en sciences sociales, le mot « migrant » est un terme neutre et générique: il concerne des gens en déplacement, sans préjuger d’où ils viennent ni où ils vont. Puis la pérennité de la condition de migrant devient une question publique et une question de recherche: le déplacement dont il est question ici, encore très général, peut durer de plus en plus longtemps. Beaucoup sont partis, mais ne sont toujours pas arrivés, ils se trouvent dans un entre-deux. Se forme alors un couloir des exilés, interminable exil à l’intérieur d’une planète unique, mais dont l’organisation sociale et politique est toute fragmentée, car la mondialisation a eu pour effet de multiplier les frontières, et souvent de les « durcir » par des murs. De plus en plus de migrants ne parviennent pas à en sortir, leur voyage peut durer des années et se transformer en errance… La frontière devient alors le lieu d’une vie précaire, mais qui s’allonge dans le temps. C’est à ce moment-là qu’on peut commencer à parler d’une nouvelle condition cosmopolite, ordinaire, formée par la permanence des épreuves d’altérité aux frontières.

© Dominique Goblet et Kai Pfeiffer

© Dominique Goblet et Kai Pfeiffer

Un couloir d’exil sans fin

Ceux qui aujourd’hui ne veulent pas utiliser le mot « migrant » finissent, qu’ils le veuillent ou non, par nier ce problème, par induire l’idée que cette situation d’exil intérieur, d’interminable migration, n’existe pas. Dans le même temps, utiliser le terme de « réfugié » −que tout le monde semble découvrir ces derniers temps– correspond à une forme de rédemption.

Pourtant le terme de réfugié a un sens précis. Pour en rappeler l’histoire, il faut remonter au début du XXe siècle avec la création du passeport Nansen dans les années 20: ce document permettait alors aux apatrides de se déplacer. Le statut de réfugié est véritablement formalisé en 1951 par les Nations unies avec la convention de Genève, et la création du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) la même année. Ce statut est très daté, il est marqué par un contexte historique fort: au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que plusieurs millions d’Européens sont encore déplacés. En outre, au cœur de la guerre froide, le statut de réfugié permet d’accueillir ceux qui traversaient le « rideau de fer ».

La notion de réfugié prima facie (réfugiés de prime abord) fut inventée par le HCR et l’OUA (Organisation de l’unité africaine) à la fin des années 60 pour faire face aux mouvements de populations fuyant l’Éthiopie ou la Somalie, puis en Amérique latine ou plus tard en Irak. Ces déplacements de réfugiés étaient d’une tout autre ampleur que ce que nous connaissons actuellement en Europe. C’est une notion qui aurait pu être utilisée en Europe ces dernières années, sans attendre que les réfugiés syriens ne se noient en Méditerranée.

Ainsi, en réalité, on constate que le statut de réfugié est toujours défini par un environnement international et historique; il évolue avec son contexte. C’est pourquoi il me semble important dans le contexte actuel, européen en particulier, de défendre une position nominaliste: sont réfugiés ceux qui sont désignés comme tels par les institutions habilitées à le faire, le HCR, l’OFPRA (1) en France, [l’Office des étrangers en Belgique, NDLR], etc. Car ceux que certains appellent aujourd’hui très vertueusement « réfugiés » savent très bien s’ils en ont, ou non, le statut et les droits qui lui sont associés. Si l’on perd de vue cette définition juridique et institutionnelle, on se raconte des histoires, et surtout l’on omet de poser la question du pouvoir de nommer, de statuer juridiquement, et donc la responsabilité des États sur les individus.

Une nouvelle « cosmopolis »

Soyons attentifs à cette nouvelle cosmopolis. Maintenus dans l’inachèvement de leurs parcours migratoires, vivant sous les menaces de l’arrestation dans les villes ou de la mort dans les déserts ou les mers, ils revivent les vies anciennes des « parias » (en camp), des « errants » (en mer, dans les forêts et les déserts) ou des « métèques » (travailleurs urbains et saisonniers agricoles maintenus « sans papiers » contre leur gré). Ils semblent tous bloqués à la frontière de la vie réelle comme à celle des sociétés et des villes vers lesquelles ils se dirigent, et pourtant c’est là, dans les frontières s’étendant dans le temps et dans l’espace, qu’ils deviennent cosmopolites. Sortis de « chez eux » et de leur « soi » identitaire, habitants du monde, ils traversent plusieurs pays lentement, doivent parler quelques mots de plusieurs langues, se confrontent à la réalité de plusieurs pays en éprouvant leur relief difficile, à la dureté des États-nations en découvrant leurs polices ou leurs locaux de rétention, à la compassion des organisations internationales qui leur parlent de droits de l’homme tout en les soignant dans des camps, à la peur des riverains avec leurs « territoires » protégés. Et ils apprennent à surmonter leurs propres peurs pour pouvoir survivre en avançant. Ils ont de la sorte une connaissance concrète du monde, que « nous » qui nous croyons cosmopolites n’avons pas vraiment, pas de manière aussi physique et ressentie parce que nos déplacements sont protégés, sécurisés et souvent confortables. Cette intelligence pratique du cosmopolitisme des exilés d’aujourd’hui est celle qui naît à l’épreuve des frontières, des mises à l’écart dans les camps, et du décentrement comme mode de vie. Les exilés de tous les temps et de toutes les conditions sociales le savent très bien.

 


(1) Office français de protection des réfugiés et apatrides.