Espace de libertés – Novembre 2015

Turquie: à l’école des bons petits musulmans


International
« La République de Turquie est un État de droit démocratique, laïque et social, respectueuse des droits de l’homme. » (1) Diffcile de trouver quelqu’un qui oserait encore affirmer cela aujourd’hui alors que le pays a pris un tournant antidémocratique et islamique. Car depuis le coup d’État de 1980, l’islam s’immisce dans le système éducatif turc.

La junte turque a commencé par amender la Constitution, en 1983, en y ajoutant un article qui oblige « l’enseignement de la culture religieuse et de la morale » dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire. Malgré son intitulé, il s’agit en fait d’un cours de religion sunnite dispensé par des diplômés de la faculté de théologie. Des enfants de 10 ans doivent ainsi mémoriser des versets du Coran en langue arabe et prier en classe. L’État se justifie en affirmant que de nombreuses religions sont abordées dans ce cours. En réalité, seul un petit chapitre est consacré aux autres religions et sectes, à raison d’une demi-heure par an.

Même pour les athées, ce cours est obligatoire. Il est théoriquement possible de demander une exemption, mais la loi n’accorde cette possibilité qu’aux chrétiens et aux juifs. Comment l’État connaît-il votre religion? En la mentionnant sur la carte d’identité: l’islam, par défaut, sauf si vous êtes né dans une famille chrétienne ou juive. Il est facile, mais risqué, de faire supprimer cette mention, car vous vous exposez à une discrimination, en particulier si vous travaillez pour l’État. La Cour européenne des droits de l’homme a récemment estimé que ces cours obligatoires et la mention automatique de la religion sur la carte d’identité étaient contraires aux droits de l’homme, mais le gouvernement a refusé de se conformer à cet arrêt.

Prolifération des lycées religieux

L’introduction de cours de religion obligatoires n’a pas été le seul changement. La Turquie connaît actuellement une explosion du nombre de lycées Imam Hatip, des écoles professionnelles formant traditionnellement les imams des mosquées. Elles constituent à présent un système d’écoles parallèles dans lequel de nombreux cours traditionnels sont remplacés par des cours de religion islamique. En 1975, il y avait 100 lycées Imam Hatip; en 1991, 780 et aujourd’hui, on en compte 2.074. Lors de l’arrivée de l’AKP (2) au pouvoir en 2002, 64.534 lycéens fréquentaient ces établissements. Ils sont aujourd’hui 450.969.

Aujourd’hui, on ne trouve plus aucun lycée non religieux dans certains districts d’Istanbul.

La multiplication des lycées Imam Hatip a été possible grâce à la transformation des établissements secondaires classiques, à tel point qu’aujourd’hui on ne trouve plus aucun lycée non religieux dans certains districts d’Istanbul. Les parents sont donc contraints d’inscrire leurs enfants dans ces établissements ou de payer les frais de scolarité d’une école privée. Cem Sarıkaya, 15 ans, ls d’un couple athée d’origine alevi, n’avait pas obtenu d’assez bonnes notes au test d’évaluation national et ses points ne lui donnaient accès qu’aux lycées locaux –tous des Imam Hatip. Ses parents, qui ne pouvaient pas l’inscrire dans une école privée, ont donc décidé de l’envoyer dans un lycée public de la ville d’Eskisehir, située à 320 km du domicile familial. « Mais aujourd’hui, nous avons appris que dans ce lycée aussi, il était obligatoire de choisir toutes les options de religion. Il suit à présent quatre cours de religion! », explique son père, Selami Sarikaya, 41 ans. Forcer les élèves à suivre ces cours, en ne proposant que des options en rapport avec la religion, est désormais une pratique courante.

Une islamisation du système éducatif de plus en plus forte

C’est l’année dernière, après un Conseil national de l’éducation très controversé, que la plus importante série de mesures d’islamisation a été prise. Ce conseil se compose de syndicats d’enseignants, de fonctionnaires, de recteurs, de membres de la société civile, etc. Un pluralisme de façade puisqu’en effet, le président Erdoğan nomme tous les recteurs et que la quasi-totalité des fonctionnaires occupant des postes clés sont remplacés par des fonctionnaires pro-AKP. Seul un syndicat d’enseignants, Eğitim Sen, tente de résister à l’islamisation. Une série de décisions ont été prises en décembre 2014 lors de la réunion du conseil: cours de religion obligatoires au 1er, 2e et 3e degré de l’enseignement primaire, jusqu’ici exempté de cette obligation en raison du jeune âge des élèves; enseignement des « valeurs » dès l’enseignement maternel, l’idée étant d’expliquer à des enfants de 36 à 72 mois ce que sont le paradis et l’enfer, Dieu et l’amour de Dieu; histoires servant à illustrer les leçons en maternelle tirées de la culture islamique; célébration de la semaine de la naissance de Mohammed dans toutes les écoles; suppression dans les programmes scolaires des cours consacrés aux droits de l’homme, à la citoyenneté et à la démocratie, et multiplication par deux des périodes de cours de religion. Imaginez-vous un enfant de 3 ans qui suit des cours de religion enseignés par l’État!

L’islamisation ne se limite pas aux décisions prises par le conseil, elle se met en place à travers différents changements insidieux à tous les niveaux: les professeurs de biologie, par exemple, ne sont plus autorisés à enseigner l’évolution. La grande majorité (jusqu’à 90% dans certaines villes) des nouveaux directeurs d’école sont nommés parmi les membres d’un syndicat d’enseignants islamistes, Eğitim Bir Sen, qui représente moins d’un tiers de tous les enseignants. Ce syndicat est soutenu par le gouvernement AKP et le nombre de ses membres
a été multiplié par 20, passant de 18.000 en 2003 à 340.000 en 2015 et devenant ainsi le premier syndicat d’enseignants, alors que tous les autres n’ont pas bougé.

La goutte qui fait déborder le vazo

Les décisions du conseil se sont heurtées à de vives protestations du public et ont entraîné un boycott national de l’enseignement au cours du semestre dernier. Du jamais vu depuis plusieurs décennies. Le slogan? « Éducation laïque et scientifique ». La coalition de nombreux syndicats et partis politiques qui a soutenu ce boycott a déclaré que les manifestations se multiplieraient au cours du prochain semestre si le gouvernement ne faisait pas marche arrière. Ce qu’il n’a pas fait. Les 13 années de gouvernement de l’AKP ont à ce point engagé le système éducatif sur la voie de l’islamisation que l’éducation a été l’un des cinq obstacles à la formation d’une coalition entre l’AKP et le CHP, social-démocrate, principal parti de l’opposition. Après les élections législatives du 7 juin et du 1er novembre, difficile de savoir dans quelle mesure l’issue du dernier scrutin influencera l’avenir de l’éducation. Mais les citoyens sont organisés et prêts à descendre dans la rue si le gouvernement ne revient pas sur sa décision.

 


(1) Extrait de l’article 2 de la Constitution turque de 1982.

(2) Parti de la justice et du développement.