Espace de libertés – Novembre 2015

Une colombe et un brin de jasmin


International
Le prix Nobel de la Paix a été décerné, le 9 octobre dernier, au quartet tunisien qui regroupe la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’Ordre des avocats, l’Union générale des travailleurs tunisiens et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat « pour sa contribution décisive à la construction d’une démocratie pluraliste en Tunisie ». Découvrons le dessous des cartes d’une consécration internationale en manque de crédibilité.

Sans aucun doute, la prestigieuse récompense qu’est le prix Nobel de la paix rend hommage à la société civile tunisienne, dans son ensemble, pour son rôle d’acteur du changement et salue tous les efforts consentis pour construire une vraie démocratie. Pourtant face à cette illustre reconnaissance, les Tunisiens ne semblent pas particulièrement emballés. Quelques éléments de réponse.

Entre indifférence et fierté

D’abord, cet accueil mitigé s’explique, en partie, par la perception même que les Tunisiens se font du consensus national, fruit du dialogue national. On se souvient qu’en 2013, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi étaient assassinés, plongeant le pays dans une grave crise politique. Dans tout le pays, se succèdent alors des manifestations appelant à la démission du gouvernement et de l’Assemblée nationale constituante (ANC). C’est dans ce contexte que le Quartet voit le jour et, qu’à travers la voie du dialogue national, dernier joker pour sortir le pays de la crise, des discussions sont engagées entre les différentes parties concernées. Finalement, après des semaines de débat, une feuille de route, prévoyant la formation d’un « gouvernement de technocrates » et l’adoption de la nouvelle Constitution, est signée.

Malgré tout, cette consécration, qui sape le moral des détracteurs de la Tunisie, retentit comme un encouragement à la poursuite de l’expérience démocratique.

Seulement voilà, d’après Hèla Yous (1), le consensus issu de ce dialogue a été perçu comme un « consensus de classe (patronat et salariés) qui s’est fait aux dépens des chômeurs et des laissés pour compte et qui a permis à l’ancienne élite issue du Rassemblement constitutionnel démocratique [RCD, le parti politique de Ben Ali officiellement dissout, NDLA] et à la nouvelle élite islamiste issue des urnes de réaliser un compromis politique. La suite de ce processus, c’est aussi le partage du pouvoir actuel entre Ennahda et Nidaa Tounes, représentant l’ancien régime, qui s’est fait au détriment des questions sociales et économiques qui étaient pourtant à l’origine de la révolution ». À ce propos, nombreux sont ceux qui considèrent que l’alliance actuelle entre Nidaa Tounes et les islamistes d’Ennadha est le pire scénario pour le processus démocratique.

De plus, face à la situation actuelle du pays, l’attribution de ce prix Nobel tombe presque comme un cheveu dans la soupe. En effet, l’actuel gouvernement enchaîne les mesures anticonstitutionnelles: la loi contre le terrorisme qui limite les libertés individuelles et collectives, la loi sur la réconciliation économique qui prévoit d’amnistier toute personne impliquée dans des affaires de corruption sous l’ancien régime de Ben Ali et l’immixtion du président Béji Caid Essebsi (BCE) dans des affaires qui ne relèvent pas de ses prérogatives (2).

Quartet ou plutôt quintette, voire sextette?

Comme il faut « rendre à César ce qui appartient à César », notons que les oubliés de ce Prix Nobel sont les députés de l’ANC qui, en dépit d’im- portantes divisions et des fréquentes tentatives de déstabilisation, ont offert à la Tunisie une nouvelle constitution. Donc, ce sont davantage les heures interminables de débats houleux et contradictoires au sein de l’ANC, sur des questions telles que la charia, le statut des femmes ou la séparation des pouvoirs constitutionnels, que le « dialogue national » qui ont permis de trouver un consensus national.

Alors à ce quartet, il aurait peut-être été juste et légitime d’ajouter un cinquième membre, voire un sixième: l’ANC et les jeunes décédés, particulièrement, au cours de la période hivernale 2010-2011! À qui la faute? En tout cas, moins au comité norvégien qu’au comité de rédaction tunisien qui a déposé la candidature. En attendant, on peut déjà remercier le président de BCE pour sa lettre de soutien adressée au jury du Nobel (3).

Un prix formaté

Par ailleurs, cette récompense porte les couleurs d’une vision européo-centrée de ce que devrait être la démocratie dans les pays arabes. Force est de constater que cette démocratie à l’européenne a, trop souvent, perdu ses nobles couleurs, mettant de côté les droits de l’homme en faveur de la stabilité sécuritaire, du soutien à la lutte contre l’immigration clandestine et le terrorisme ainsi que des politiques commerciales fortement déséquilibrées. D’ailleurs, il n’y a pas si longtemps, l’Union européenne considérait l’ancien président Ben Ali comme l’un de ses seuls amis démocrates du monde arabe, car seul importait le jeu des alliances. Il faut donc relativiser la portée de ce prix.

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain!

Certes, il est à craindre une récupération par l’élite politique et économique à la faveur d’une consolidation de la frange autoritaire du régime. En ces termes, ce prix passe pour un chèque en blanc. Malgré tout, cette consécration, qui sape le moral des détracteurs de la Tunisie, retentit comme un encouragement à la poursuite de l’expérience démocratique. Surtout, au moment où le pays est traversé par deux courants: une tendance à la démocratisation face à une autre qui plaide pour la résilience autoritaire (Ennadha et Nidaa Tounes). À terme, le retour en force des réseaux du RCD, l’absence de réforme du système de sécurité et l’arbitraire des services policiers et des lois, aux yeux desquels la nouvelle constitution n’existe pas, risquent sérieusement de nuire au processus de construction démocratique. L’idéal serait donc que ce prix Nobel soit un tremplin pour redynamiser la mobilisation des acteurs de la société civile et une ressource de contestation contre le retour de tout consensus autoritaire.

 


(1) Hèla Yous est maîtresse de conférences (Université Paris-Dauphine) et auteure de L’UGTT, une passion tunisienne. Enquête sur les syndicalistes en révolution 2011-2014, Sfax, Med Ali/IRMC, 2015, 254 p.

(2) Au cours d’une émission TV, BCE « a désavoué son ministre de la Justice qui plaidait pour une dépénalisation de l’homosexualité ».

(3) « Tunisie: Lettre de BCE aux membres du Nobel de la paix en janvier 2015 », mis en ligne le 10 octobre 2015, sur www.gnet.tn.