Espace de libertés – Novembre 2015

Les mouvements naturels de l’espèce humaine


Dossier
Dans son ouvrage paru au printemps dernier (1), François De Smet rappelle que les migrations ont façonné depuis toujours le parcours de l’humanité. Pourtant, à l’aube du XXIe siècle, les États ne se sont jamais autant érigés en forteresses, accumulant les conditions et les procédures administratives lourdes pour l’accueil des migrants.

Quand on aborde la question des migrations, François De Smet rappelle combien notre vision occidentale du monde est subjective: « On voit toujours l’histoire sous le prisme des gagnants. Les frontières sont d’ailleurs un concept inventé par les Européens. Mais en Afrique, en les imposant lors de la décolonisation, on a détruit des choses. Ces populations-là ne raisonnaient pas en termes de frontières. » Et si nos pays n’ont aujourd’hui aucune politique migratoire, c’est parce que rien n’a été anticipé, alors que nous avons largement fait appel à de la main-d’œuvre étrangère lors des Trente Glorieuses. Du coup, la question divise, face aux masses de réfugiés qui arrivent à nos portes. Mais d’où viennent donc ces peurs diffuses qui rendent les pays des droits de l’homme aussi frileux? « Si les migrations ont en effet de tout temps existé, elles ont été le fruit de processus lents, jusqu’au début du XXe siècle, explique François De Smet. Aujourd’hui, avec le développement des moyens de communication, on assiste sur un temps très court à une migration massive de populations venant de régions de plus en plus éloignées. »

La tentation de l’immuable

François De Smet rappelle pourtant combien cette notion de migration est aussi ancienne que l’histoire de l’humanité: « On ne perçoit plus, coincés que nous sommes dans notre temporalité d’êtres humains, le fait que nous sommes le fruit de mille années d’évolution. Mais pendant des siècles, les changements se sont imposés de façon lente. Tout s’accélère aujourd’hui. Avec la mondialisation de la planète, chacun prend conscience de sa diversité. Jusqu’au début du XXe siècle, il restait des zones à découvrir sur Terre. Maintenant, on a conscience de ses limites géographiques et des autres cultures qui l’habitent aussi. Avec, pour conséquence, une peur de perdre sa culture. Je ne suis pas sûr qu’avant le XIXe siècle une réelle conscience d’identité mondiale existait. Cette prise de conscience change beaucoup de choses: au cours d’une même génération, c’est-à-dire d’une seule vie humaine, on voit apparaître des changements notoires, ce qui philosophiquement génère une angoisse qui est normale puisque nous sommes des êtres finis. Or l’être humain réagit comme si ses caractéristiques étaient figées dans le temps, comme s’il était intangible, alors que ce n’est pas le cas. Nous sommes en perpétuel mouvement. C’est l’explication majeure face à certains discours politiques ou à des propos tenus sur des réseaux sociaux. Mais ces peurs ne tiennent pas compte de la réalité des chiffres: il y a, à l’heure actuelle, un demandeur d’asile pour mille habitants en Europe. »

L’utilitarisme européen et la question migratoire

Face à celui qui aurait le courage de tout quitter pour tenter d’améliorer son quotidien, nous aurions l’outrecuidance d’ériger des barrières pour ne pas partager notre part du gâteau?

Face à la question des migrations, l’Europe reste très égocentrique dans sa perception du monde qui l’entoure. L’idée qui prédomine souvent sera celle de l’utilité. Économique surtout. La question, cynique, est sur bien des lèvres: qu’est-ce qu’un pauvre venant du Sud peut apporter à un pays riche? « On s’arrête à l’idée que les migrants nous coûtent de l’argent, analyse François De Smet, mais on oublie nos privilèges. Il est impossible de poser le problème de la migration sans se confronter à la question du hasard et de la justice. Par quel hasard un être humain naît-il dans un pays riche et en paix et un autre dans une région où l’on meurt de faim ou un pays où l’on risque sa vie? Qu’aurions-nous fait à sa place? Et face à celui qui aurait le courage de tout quitter pour tenter d’améliorer son quotidien, nous aurions l’outrecuidance d’ériger des barrières pour ne pas partager notre part du gâteau? En plus, les migrants apportent une opportunité économique, notamment dans nos pays européens. À ce titre, le nouveau rapport de l’ONU sur les migrations de remplacement (2) rappelle qu’à l’horizon 2050, l’Europe aura besoin d’immigration pour limiter le déclin de sa population en âge de travailler. »

L’accueil du migrant en question

Dans son ouvrage, le jeune directeur du Myria rappelle combien la politique migratoire est absente des programmes politiques de nos États: « Le problème est surtout dans la manière dont on accueille les gens pour réussir le mélange. Il faut éviter qu’ils ne se retrouvent tout le temps dans les mêmes quartiers ou dans les mêmes couches sociales. Toute migration est intégrable à partir du moment où l’on admet que cette nouvelle personne soit acceptée avec ses différences. Ça crée quelque chose de nouveau, à la rencontre des deux cultures. Nous ne voyons pas la chance que représente la migration. »

Une vision des choses positive, qui va aussi à l’encontre d’une certaine tendance au « tri » parmi les migrants: si l’on accepte plus ou moins d’accueillir des personnes en réel danger de mort dans leur pays, qu’en est-il des migrants pour raisons économiques? Ou climatiques? « Là aussi, on en revient à l’idée de l’arbitraire: en théorie, tout être humain naît libre et a par conséquent la liberté de circuler où bon lui semble, ce qui n’est pas le cas si vous naissez dans un pays pauvre. On migre par espoir d’une vie meilleure. C’est difficile de réduire les migrations à un seul motif. Souvent, c’est la conjonction de plusieurs éléments qui va pousser des gens à partir. Parmi ces éléments, il y a aussi une migration Nord-Sud alimentée par le désœuvrement. À cela s’ajoutent le poids de l’histoire et l’idée véhiculée dans ces pays que leurs populations sont exploitées par le Nord. Ça légitime en quelque sorte leur décision de venir dans nos pays, dont la télévision continue de diffuser une image idéalisée, où tout est possible… Faut-il les blâmer? Quant aux raisons climatiques, je dirais qu’historiquement, c’est la première raison qui a fait migrer l’être humain. Nous venons tous d’Afrique de l’Est… C’est la sécheresse et l’aridité de cette région qui en ont chassé les hommes. Les premières migrations étaient déjà climatiques… »

 


(1) François De Smet, La marche des ombres. Réflexions sur les enjeux de la migration, Bruxelles, Espace de Libertés, coll. « Liberté j’écris ton nom », 2015, 96 p.

(2) « Migrations de remplacement, est-ce une solution pour les populations en déclin et vieillissantes? », rapport sur les migrations publié par la Division de la population des Nations unies.