Espace de libertés – Novembre 2015

La jungle de Calais, loin des bourgeois


Dossier
Du 27 au 29 juillet, pas moins de 4.500 migrants auraient tenté de s’introduire dans le tunnel sous la manche pour gagner l’Angleterre, d’après la presse. On imagine une horde sauvage prenant d’assaut les clôtures, s’insinuant dans le terminal Eurotunnel sous les yeux médusés de 500 policiers français complètement débordés… Une fois sur place, on comprend vite que ces chiffres ne tiennent pas la route.

À Calais, au bout de la rue des Garennes: la jungle. Un bidonville fait de toiles, de bâches en plastique, de quelques tentes et de baraquements. La vie s’y est organisée comme dans un township africain. On a construit des églises, des mosquées. Il y a des commerces, qui proposent tomates, bananes, pastèques, conserves et boissons. Le business est florissant: les commerçants prennent une marge de 30 à 40% sur le prix qu’ils ont payé au hard discount.« Et ils ne paient pas de taxes », ironise un bénévole.

Ce « village », situé à cinq kilomètres du centre de Calais, abrite quelque 3.000 migrants. Difficile d’imaginer qu’il se vide entièrement à la nuit tombante pour envoyer dans les rues plusieurs centaines de personnes dont aucune ne se ferait intercepter avant d’arriver aux grillages du terminal ferroviaire de Coquelles (10 km). Et ce, d’autant qu’un tiers des habitants ont déposé une demande d’asile en France et n’a donc aucune raison de se risquer à traverser la Manche.

S’il y a bien eu une offensive d’envergure des migrants pour tenter de pénétrer dans le tunnel fin juillet, cela concernerait plutôt 300 personnes que 4500.

S’il y a bien eu une offensive d’envergure des migrants pour tenter de pénétrer dans le tunnel fin juillet, cela concernerait plutôt 300 personnes que 4 500. Plusieurs observateurs, dont l’ancien journaliste vedette de la BBC Robin Lustig, s’accordent à dire que les chiffres sont gonflés à dessein: pour des motifs matériels d’abord, afin d’amener les Britanniques à augmenter leur participation aux frais qu’engendre le phénomène migratoire; pour des raisons politiques ensuite, afin d’inciter la Grande-Bretagne à dévoiler ses intentions quant à l’avenir de son appartenance à l’UE. Selon François, bénévole pour l’association L’Auberge des Migrants, le coût de la présence à Calais des candidats à l’exil en Angleterre s’élèverait à quelque 60 millions d’euros par an, si pas davantage; les Britanniques n’y participant que pour 15 millions.

Secours catholique

On pénètre librement dans la Jungle et le contact est facile. En surface, ceux qui s’attendent à un tableau dramatique de la misère du monde en sont pour leurs frais. Certes, les cabanes sont précaires et la propreté relative. Toutefois, il y a plusieurs points d’eau courante, des sanitaires certes en nombre insuffisant, un hôpital de campagne tenu par Médecins du Monde. Sans oublier les échoppes et un « restaurant ». François pilote la visite. Dans le camp règne une certaine convivialité. Le sourire est aisé. On ne sent pas d’agressivité. « Ça va mieux quand il fait beau, qu’on “passe” [vers l’Angleterre] et qu’il n’y a pas d’alcool », précise François. « Les conflits surviennent plutôt la nuit, quand on ne passe pas, quand le temps est maussade et que l’alcool a fait son œuvre. » Il distribue discrètement, pour éviter l’assaut, des tickets d’accès à une distribution de vêtements. En 3⁄4 d’heure, il en aura distribué 400. « Ticket, ticket! », implore un Africain. Le téléphone arabe fonctionne à grande vitesse. « What tickets? », rétorque ingénument François. « Shoes », répond l’homme en montrant ses baskets élimées. « No shoes this week, only clothes ». « OK, clothes », répond l’homme en empochant prestement le sésame. « Tomorrow, at Secours catholique, in town ». À cinq kilomètres…

Un terminus qui porte bien son nom, puisque la plupart vont y rester de longs mois, jalonnés de tentatives de passage vers l’eldorado supposé qu’est le Royaume-Uni.

Le campement est organisé par quartiers et par pays d’origine. Les Soudanais sont les plus nombreux, puis viennent les Érythréens et les Éthiopiens. Les Syriens représentent environ 10% de cette population, le reste se composant d’Afghans et d’Irakiens. Dans certains quartiers, on se prépare à rester. Surtout ceux qui ont fait une demande d’asile en France, ce qui prend au minimum 6 mois. On construit en dur, grâce à du bois apporté par des associations. Certains coins sont mieux tenus que d’autres. Les Soudanais sont très attentifs à ce que leur logis soit propre, à bien présenter. Le coiffeur a du travail. Ceux qui ne pensent être que de passage s’en fichent un peu. « Dans leur pays, souvent il n’existe pas de ramassage des poubelles, regrette François. D’autres pensent que vu la façon dont on les traite, ils peuvent bien laisser traîner leurs déchets. »

Salam aleikoum

Ali passe à vélo. Ce Soudanais de 18 ans habite la jungle depuis 8 mois et totalise déjà plusieurs tentatives pour « passer ». « À chaque fois, je me suis fait refouler par la police. J’essaierai encore. » Pourquoi veut-il gagner l’Angleterre? « Family there », dit-il avec un large sourire; l’idée de famille peut désigner des gens du même village, de la même région… Ali provient de l’ethnie Four, victime au Soudan du génocide qui vaut à Omar el Bachir d’être l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité. Plus loin, un homme seul, qui se dit Burundais, semble un peu paumé. Ici, il vaut mieux faire partie d’un groupe ethnique. Il ne parle pas français mais baragouine l’anglais, ce qui est curieux pour un Burundais. Peut-être ne l’est-il pas? Les migrants veulent communiquer. Pas pour se plaindre, non. Juste pour se présenter. D’égal à égal. Salam aleikoum.

Les Syriens proviennent pour la plupart de camps de réfugiés situés en Turquie. D’où ils ont gagné la Grèce ou la Bulgarie comme portes d’entrée dans l’UE. Un long périple fait à pied, en passager clandestin de camions ou en resquilleur des chemins de fer. Budapest, Vienne, la Bavière puis, pour ceux qui visent l’Angleterre, la France, terminus à Calais. Un terminus qui porte bien son nom, puisque la plupart vont y rester de longs mois, jalonnés de tentatives de passage vers l’eldorado supposé qu’est le Royaume-Uni; un paradis sans carte d’identité nationale, donc sans « contrôle au faciès ». La difficulté est d’y entrer sans passeport. Une fois de l’autre côté, beaucoup retrouvent des amis ou des proches. C’est parti pour l’entraide, les petits boulots au noir, la débrouille…

En réalité, Calais est aussi l’arbre qui cache la forêt. « Personne ne s’intéresse à ce qui se passe dans le Dunkerquois, ou même en Belgique. Beaucoup tentent de passer par Zeebruges, où les contrôles sont moins drastiques qu’à Calais », détaille Philippe. En fin, les migrants qui arrivent à Calais ne représentent qu’une infime proportion des 700.000 candidats à l’asile entrés dans l’UE depuis janvier.