Espace de libertés – Novembre 2015

Charlotte Salomon: la jeune fille et la mort


Arts
Pour la première fois est publiée l’œuvre monumentale de la jeune artiste allemande, au destin familial fracassé, assassinée à Auschwitz. Sur les décombres éclot une opérette bigarrée qui se joue entre convulsions de l’histoire et secrets intimes.

Il est rare d’assister à la naissance d’une œuvre d’art plus de 70 ans après sa création. Tel est le présent que nous offrent les éditions Le Tripode en publiant la totalité du monumental roman graphique de Charlotte Salomon, Vie? ou Théâtre?. Née en 1916, la jeune artiste fut la dernière étudiante juive des Beaux-Arts de Berlin. En 1938, fuyant les persécutions nazies, elle quitte l’Allemagne pour rejoindre ses grands-parents installés en France, à Nice. Si « on ne guérit jamais tout à fait de son enfance », ainsi que le plaida l’avocat de Pierre Goldman à son procès, Charlotte, elle, n’a pas échappé au double funeste destin de sa famille et de sa communauté.

Alors que le déferlement des troupes allemandes s’annonce sur l’Hexagone, sa grand-mère se suicide sous ses yeux en se défenestrant, un jour de mars 1940. Le grand-père –qui aurait gagné à fréquenter le divan de spécialistes viennois avant de parler– révèle alors à la jeune femme un atavisme mortifère: la mère de Charlotte a également mis fin à ses jours, tout comme une tante dont elle hérita du prénom. Dans la France vichyste et antisémite d’alors, Salomon entreprend le récit de son existence dans un journal intime protéiforme. Entre 1940 et 1942, elle réalise plus de 1100 gouaches, qu’elle accompagne de textes rédigés sur papier calque et de mouvements musicaux. C’est ce qu’elle nomme une « opérette en trois couleurs », n’ayant recouru qu’aux trois couleurs primaires et retenant 781 planches, qui est aujourd’hui publiée.

La plume trempée dans un sang d’encre tragi-comique

Au fil des compositions se révèle une existence reconstituée. L’artiste s’approprie l’histoire intime qui lui fut dissimulée en dessinant les suicides. Les membres de sa famille apparaissent sous des traits parfois grotesques. C’est avec ironie qu’elle documente les défilés enrégimentés des nazis dont les bruits de bottes ont rythmé son adolescence berlinoise. L’influence de Chagall est patente. Son style semble se dépouiller, le trait devenir plus abstrait, au fur et à mesure des gouaches. À moins qu’elle n’ait intuitivement pressenti que le temps lui serait dérobé.

Œuvre d’art ou témoignage, à la fois intime –narrant la métamorphose en femme– et historique, à l’instar d’un autre journal, alors écrit par Anne Frank? L’historien d’art et spécialiste des artistes broyés durant la Shoah, Jürgen Kaumkötter, vient d’apporter une réponse à ce sempiternel débat empreint de polémique. Dans un ouvrage (1), il prend le parti d’appréhender les œuvres créées par des déportées sous un prisme purement artistique, sans les réduire à une production dictée, voire imposée, par le contexte politique et le joug des nazis. Cette vision est aujourd’hui encore récusée, y compris parmi les conservateurs du Mémorial d’Auschwitz, pour qui jauger des qualités esthétiques de la création des déportés revient à effectuer une nouvelle sélection parmi eux. Charlotte Salomon échappe par une cruelle ironie à cette casuistique. Vie? ou Théâtre? est achevé avant ce jour de septembre 1943 où elle et son compagnon, Alexander Nagler, sont arrêtés après une dénonciation. Le couple est déporté à Auschwitz et Charlotte assassinée dès son arrivée. Depuis cinq mois, elle était enceinte.

Gâchis

Le manuscrit de Charlotte connut d’autres vicissitudes. Sauvé par le médecin qui prenait soin de l’auteur, il fut confié à son père, survivant réfugié aux Pays-Bas et conservé au Musée historique juif d’Amsterdam. L’artiste, elle, restait quasi-inconnue du grand public jusqu’à ce que l’écrivain David Foenkinos lui consacre un roman l’an dernier (2). Dans son Charlotte, le romancier revient à la ligne à chaque fin de phrase. Extrait:
« L’amie qui se tenait près de moi m’a demandé: alors, tu aimes?
Je n’ai pas pu répondre.
L’émotion m’en empêchait.
Elle a dû croire que cela ne m’intéressait pas.
Alors que.
Je ne sais pas.
Je ne savais comment exprimer ce que je ressentais. »
Nous non plus, tant la mièvrerie de ce succès de librairie le dispute à l’indigence du style.

Une lettre vient clore Vie? ou Théâtre?. Une forme de confession faite à son mentor artistique, Amadeus Daberlohn, dans laquelle Charlotte semble avouer avoir empoisonné son grand-père qui aurait voulu abuser d’elle. À tout le moins y a-t-elle songé, au point de l’écrire. Elle attendait de l’existence un enfant. La jeune fille rencontra la mort, encore.

 


(1) Jürgen Kaumkötter, Der Tod hat nicht das letzte Wort. Kunst in der Katastrophe. 1933-1945 (La mort n’a pas le dernier mot. L’art dans la catastrophe. 1933-1945), Berlin, Galiani, 2015, 384 p. (non traduit en français).

(2) David Foenkinos, Charlotte, Paris, Gallimard, 2014, 224 p.