Espace de libertés | Avril 2019 (n° 478)

En ce début du mois d’avril, la communauté internationale, et le Rwanda en particulier, se souviennent de l’extermination de plus d’un million de Tutsis et du massacre des Hutus qui se sont opposés au génocide de leurs compatriotes tutsis. Vingt-cinq ans après, de nombreuses questions restent sans réponses.


« On ne connaîtra peut-être jamais le nombre exact des victimes, mais l’immense majorité des membres du groupe tutsi ont été tués et de nombreux autres ont été violés ou ont de toute autre manière subi des atteintes à leur intégrité physique ou mentale. » C’est en ces termes que la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) exprime le nombre vertigineux de victimes, dans sa décision du 16 juin 20061.

D’avril à juillet 1994, plus d’un million de Rwandais tutsis étaient massacrés par des extrémistes hutus. Exterminés pour ce qu’ils sont : des Tutsis, femmes, enfants, vieillards et hommes, toutes catégories sociales confondues. Des civils qui ne participent pas au conflit armé qui oppose alors l’armée gouvernementale (Forces armées rwandaises) aux combattants du Front patriotique rwandais (FPR). Les extrémistes hutus massacrent également les Hutus qu’ils considèrent comme opposants au régime du président Habyarimana, mais également les Hutus qui s’opposent au génocide.

Un génocide planifié

Une telle extermination ne pouvait se faire sans planification. Mais, vingt-cinq ans après, ceux qui écrivent sur le génocide sont divisés. Certains continuent de parler de massacres spontanés à la suite de l’assassinat du président Juvénal Habyarimana2. Mais on ne devient pas génocidaire parce qu’un président de la République a été abattu dans son avion. Cet attentat sert de prétexte au déclenchement du génocide, il n’en est pas la cause.

Quand la guerre entre les Forces armées rwandaises et les combattants du FPR éclate le 1er octobre 1990, les services de sécurité de l’État procèdent à des arrestations massives des prétendus « complices du FPR » : des intellectuels tutsis mais également des Hutus que le régime considère comme opposants. Bien avant le génocide, le pouvoir de Kigali trouve des boucs émissaires chaque fois que son armée essuie des défaites face aux combattants du FPR. C’est à la suite de ces défaites que, le 4 décembre 1991, le président Habyarimana met en place une commission pour définir « l’ennemi ». Selon elle, c’est « le Tutsi de l’intérieur et de l’extérieur extrémiste et nostalgique du pouvoir qui n’a jamais reconnu et ne reconnaît pas encore les réalités de la révolution sociale de 1959, et qui veut reconquérir le pouvoir au Rwanda par tous les moyens y compris par les armes ». Les juges du TPIR ont conclu que l’identification des civils tutsis à l’ennemi constituait un important préalable à la perpétration du génocide.

Rwandese refugees lay flowers at Kasensero genocide memorial site in Rakai district on April 21, 2018 during the 24th commemoration of the 1994 genocide against the Tutsi in Rwanda. - 2827 bodies of Rwandese citizens were found on River Kagera in Uganda and buried at this site. (Photo by ISAAC KASAMANI / AFP)

Il y a 25 ans, le génocide contre les Tutsis a marqué le Rwanda pour de nombreu­ses générations. © Isaac Kasamani/AFP

Dans son témoignage devant le TPIR, le capitaine Philippe Maire, présent au Rwanda au début du génocide, l’a assuré : dès le 4 avril 1994, il possédait des informations sur les préparatifs des massacres. Le mot d’ordre avait déjà circulé : il fallait tuer le plus possible de Tutsis3.

Justice pour les victimes

Le monde qui a assisté sans rien faire n’allait pas laisser impunis les auteurs du génocide. Cette œuvre de justice a d’abord été accomplie par le nouveau régime rwandais avec les gacaca4 qui ont jugé des centaines de milliers d’auteurs présumés, ensuite par la communauté internationale avec la création du TPIR, et enfin par les pays qui avaient accueilli sur leur sol des personnes suspectées de génocide (Suisse, Belgique, Pays-Bas, Allemagne et France).

Les « cerveaux du génocide » ont été jugés par le TPIR, créé par le Conseil de sécurité des Nations unies. Depuis son siège à Arusha en Tanzanie, il a mis en accusation 93 personnes poursuivies de violations graves du droit international humanitaire. Jusqu’à sa fermeture le 31 décembre 2015, le TPIR a condamné 62 personnes. Malheureusement, le TPIR n’a pas pu arrêter et juger trois suspects importants du génocide qui restent donc impunis. Il n’a pas non plus prévu d’indemnisation pour les victimes. Plus de vingt-cinq ans après, des centaines de milliers de rescapés vivent difficilement, malgré tous les efforts accomplis par le gouvernement rwandais et les associations de victimes comme Ibuka et Avega-Agahozo. La justice pour les victimes du génocide n’a pas été facile et reste imparfaite.

Le travail de mémoire

La plus grande souffrance actuelle des rescapés est d’assister à la réécriture de l’histoire du génocide par ceux-là mêmes qui l’ont commis ou par leurs sympathisants. On assiste aujourd’hui à une sorte de concurrence des mémoires qui ouvre tout doucement la porte à une concurrence des victimes. Le combat pour la mémoire du génocide face aux forces négationnistes et révisionnistes est loin d’être gagné. Et pourtant, les faits sont clairs.

Toujours dans sa décision du 16 juin 2006, la Chambre d’appel du TPIR a estimé que le génocide des Tutsis au Rwanda est un fait de notoriété publique  : « Nul ne peut valablement contester qu’il y ait eu en 1994 une campagne de massacres visant à détruire l’ensemble, ou du moins une très grande fraction, de la population tutsie au Rwanda qui [comme la Chambre de première instance l’a constaté judiciairement] était un groupe protégé. »

Aujourd’hui, nier le génocide contre les Tutsis relève du négationnisme pur et simple. Mais ceux qui veulent fausser l’histoire agissent plus finement. Ils n’osent pas le nier publiquement, mais ils manipulent certains faits dans le but de minimiser les atrocités commises contre les Tutsis. Par exemple, en niant le caractère planifié du génocide, on veut faire croire à une colère populaire spontanée. Les plus cyniques affirment que c’est la faute du FPR qui, en lançant l’attaque du 1er octobre 1990, a créé un sentiment de haine vis-à-vis des Tutsis.

La jeune génération doit comprendre que les Hutus qui ont commis le génocide contre les Tutsis sont individuellement responsables. Même si les « cerveaux du génocide », dans leur mobilisation des paysans hutus, ont déclaré commettre ce crime au nom de leur communauté, les jeunes générations – et surtout les enfants de ceux qui ont participé aux massacres – ne doivent pas tomber dans ce piège. Ils ne doivent pas être des héritiers du passé criminel de leurs parents ou des sympathisants politiques de leurs parents. Ils ne doivent pas participer à la falsification de l’écriture de l’histoire du génocide. Ils doivent être les artisans de la réconciliation entre les Rwandais. Voilà leur contribution à la mémoire des victimes du génocide des Tutsis.


1 Affaire Le Procureur contre Édouard Karemera et consorts.
2 L’avion du président Habyarimana fut abattu le 6 avril 1994 lors de son retour d’un sommet à Dar es-Salaam. Les débris de son avion sont tombés dans le jardin de sa résidence.
3 Voir la dépêche de la Fondation Hirondelle du 30 septembre 1997.
4 Tribunaux communautaires villageois, à l’origine pour régler les litiges entre voisins, NDLR.