Espace de libertés | Avril 2019 (n° 478)

N’oublions jamais de nous regarder. Une rencontre avec Jean-Dominique Burton


Culture

Droit dans les yeux, le regard franc ou timide, parfois empli d’espoir ou d’histoires que l’on devine douloureuses, une vingtaine de migrants se sont livrés face à l’objectif de Jean-Dominique Burton. Son livre témoigne de parcours de réfugiés passés par le centre Fedasil de Rixensart depuis 2005. Le but : créer du lien avec les populations locales, pour changer de regard et titiller notre humanisme.


Dès l’entrée du loft de Jean-Dominique Burton, situé au sein des anciennes papeteries de Genval, l’ailleurs vous enveloppe. Ici, des lampes marocaines, là, des boucliers éthiopiens, des statuettes africaines ou hindoues, se mêlent aux tissus ethniques : son milieu de vie reflète sa quête de l’étranger, son appétence pour le multiculturalisme. Pourtant, après avoir voyagé durant quasiment toute sa vie, c’est près de chez lui qu’il a capturé une série de portraits d’Afghanes, d’Africaines, d’Éthiopiens, de Syriens, d’Irakiens… Rencontrés à l’école de Rixensart fréquentée par ses enfants. « Un jour, j’ai vu arriver des femmes africaines vêtues de plein de couleurs, ce qui contrastait évidemment avec la grisaille belge. Et comme je travaillais beaucoup en Afrique, je leur ai demandé d’où elles venaient, et là, elles ont commencé à me raconter leur périple. Et j’ai, par la même occasion, appris qu’il existait une antenne Fedasil dans ma commune. Je leur ai proposé de venir raconter leur histoire le lendemain, avec une grande carte pour situer leur pays, devant les enfants de l’école ». Nous sommes en 2005, les attentats n’ont pas encore frappé l’Europe et il y a alors une centaine de nationalités présentes au Fedasil de Rixensart. Le photographe propose au centre de réaliser des portraits de ces demandeuses d’asile, avec un petit objet qu’elles et ils ont emporté de leur pays en le quittant.

Et le monde changea

Parfois, certaines rencontres soulèvent des questions sensibles et taboues. « On m’avait dit que les Somaliennes n’accepteraient jamais d’être photographiées, mais elles sont venues, à trois ! Elles sont tombées sur le DVD Fleur du désert, l’histoire de cette mannequin somalienne qui dénonce l’excision. Elles se sont mises à pleurer, à crier, à se jeter par terre, puis à danser. C’était vraiment bouleversant. Elles m’ont dit qu’avec ce film, elles avaient compris que d’autres personnes parlaient de ce problème, si caché, qu’elles pensaient que personne ne savait ! » Ce projet avance lorsque les opportunités se présentent, tandis que Jean-Dominique poursuit ses périples à travers le monde. Puis, surgissent les attentats… « Là, j’ai vu le regard que les gens portaient sur les étrangers changer, ainsi que les propos à leur égard. Chez Fedasil, il n’y avait plus que vingt-cinq nationalités représentées, surtout des personnes venant du Moyen-Orient. Il y avait moins d’Africain.e.s. La grosse différence, c’est que ces personnes n’avaient plus d’objets à présenter, sinon leur téléphone ou leur enfant… Elles étaient parties si rapidement, pour fuir la guerre, qu’elles n’avaient pu rien emporter. » Les temps avaient changé, les réfugiés aussi.

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Le livre se compose de 23 portraits féminins et 22 masculins couvrant 18 nationalités différentes. Chacun a été photographié avec l’objet ou le symbole de son choix, bien souvent la seule chose emportée dans la précipitation. © Jean-Dominique Burton

Choyer l’interculturalisme

La mise à mal de l’interculturalisme a sans doute été sous-estimée, dès lors, le regard et l’intuition du photographe, l’ont poussé à tenter d’induire des rapprochements entre les réfugiés et les habitants de sa commune grâce au médium photographique, mais aussi de la vidéo. Burton ayant également réalisé un film de 22 minutes avec ces réfugiés – les faisant parler dans leur langue sur le thème de leur choix – qu’il a diffusé au cœur de la commune de Rixensart, mais aussi des écoles. Même sans traduction, la personnification et l’émotion transmise par ces récits ont permis de changer le regard sur ces migrants. De les voir. À nouveau ! « Un jour, un Rixensartois m’interpelle en me disant : « C’est scandaleux ce que vous avez fait, non seulement vous les avez rendus beaux, mais en plus vous nous avez donné envie de les rencontrer. » C’était le plus beau compliment que l’on puisse me faire ! » Certaines personnes ont d’ailleurs gardé des contacts entre elles, des bénévoles leur prodiguant notamment des cours de français. En revanche, certains combats demeurent douloureux pour d’autres. Fahima, la jeune Afghane de 22 ans qui prête son visage pour la couverture de l’ouvrage, a été transférée dans le centre Fedasil de Jodoigne, avec sa petite fille et son mari, menacés d’expulsion. « J’ai été la voir et son regard est complètement éteint, alors que quand je l’ai photographiée, elle était pleine d’espoir de pouvoir poursuivre sa vie en Belgique. Sa fille fréquente l’école, parle français, et elle voulait travailler. Je ne dis pas qu’il faut ouvrir toutes les vannes, mais pourquoi faire venir des gens d’ici quelques années pour renforcer les forces vives en Europe, alors qu’il y a des personnes désireuses de s’intégrer en Belgique aujourd’hui et que l’on peut poser un acte humanitaire ? »