Espace de libertés | Avril 2019 (n° 478)

Dossier

Les temps sont durs pour le multilatéralisme. Dans ce vivier explosif du « chacun pour soi », l’Europe peine à rester fidèle à son ADN.


Certains y ont trouvé de la consolation. Lors de la conférence sur la sécurité (Wehrkunde) qui s’est tenue le 16 février dernier à Munich, Angela Merkel s’est faite le chantre du multilatéralisme devant un aréopage de chefs d’État, de ministres et d’une délégation américaine conduite par la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi. Sans citer une seule fois le président américain Donald Trump absent, la chancelière allemande a invité l’assemblée à penser « en termes de réseaux », à maintenir et à réformer les structures internationales d’après-guerre au lieu de les saper, à défendre en somme le multilatéralisme contre le nationalisme honni. Angela Merkel s’est référée au passage du sénateur républicain Lindsay Graham, un soutien de Donald Trump qui eut pourtant ces mots : « Le multilatéralisme peut être compliqué, mais il est préférable au fait de rester à la maison tout seul. »

On en arriverait à oublier que le terme « multilatéralisme » est apparu aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il désigne tout à la fois un mode d’organisation relationnel et un projet politique par lesquels des États manifestent une volonté de se doter d’un système de règles permettant de coordonner leur action internationale dans des domaines donnés. L’ONU en est l’incarnation la plus connue – mais certainement pas la plus efficace.

L’essence de la construction européenne

Le multilatéralisme est également ancré dans l’ADN de l’Union européenne. Elle en a fait un étendard, au contraire des États-Unis qui n’ont pas attendu Donald Trump et son « America First » pour lui être intrinsèquement réfractaires. Donald Reagan, George W. Bush, Barack Obama dans une certaine mesure… tous ont démontré à leur façon que l’Amérique est un géant rétif à être ravalé au même rang que ses alliés.

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L’Union européenne, elle, préfère officiellement la diplomatie de l’ouverture à la « diplomatie fermée d’ancien régime ». C’est son soft power… C’est aussi, faut-il le rappeler, en plantant des bases communes avec la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) que les ennemis d’hier ont amorcé la voie qui allait les conduire au traité de Rome et au lancement de la Communauté économique européenne (CEE). Les nationalismes qui avaient emmené l’Europe et le monde par deux fois au bord du gouffre laissaient la place à une volonté collective de faire front aux tourments de l’époque. L’Europe d’alors était constituée de six États, les grands (France, Italie, Allemagne) acceptant d’atténuer peu ou prou leur puissance pour laisser les petits (Belgique, Luxembourg, Pays-Bas) avoir droit au chapitre. Une révolution en soi.

Les travers de l’élargissement

À ses débuts, la bonne gestion du marché commun fut (relativement) simple. Mais les élargissements successifs – dont l’adhésion du Royaume-Uni en 1973 et des ex-pays du Bloc communiste en 2004 – ont substantiellement compliqué la donne. Ils multiplieront les intérêts et les égoïsmes nationaux, au point d’enrayer très souvent la machine européenne et de faire le lit des populismes.

Depuis 1957 et le traité de Rome, les coups de gueule et les cavaliers seuls ont été légion parmi les membres du club européen. Du « I want my money back »1 de Margaret Thatcher à l’incapacité des 28 de s’accorder sur la gestion des flux migratoires en passant par le Brexit, on ne compte plus les désunions qui minent fatalement le crédit de l’UE lorsqu’elle entreprend de promouvoir son corpus de valeurs en dehors de ses frontières. Or, souvent, la division est inhérente aux États membres eux-mêmes.

À la carte

Un de ces épisodes schizophréniques a récemment fait les choux gras de la presse belge et internationale. En décembre dernier, au lendemain d’une marche contre le réchauffement climatique qui avait rassemblé à Bruxelles entre 65 000 et 75 000 personnes, le gouvernement belge s’est opposé à une proposition de directive européenne sur l’efficacité énergétique et s’est abstenu sur un autre texte concernant les énergies renouvelables.

Deux mois plus tôt, à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, Charles Michel avait pourtant répété sa désapprobation face à la méthode Trump tout en clamant l’importance cruciale du multilatéralisme. Il s’était positionné en défenseur de l’environnement et du climat, prenant à rebrousse-poil l’Amérique qui a tourné le dos à l’accord de Paris. Ses partenaires nationalistes flamands de la N-VA avaient une approche manifestement différente du problème… Pure hypocrisie ? Cet exemple démontre en tout cas qu’une démarche multilatérale crédible implique des États qui la prônent un minimum d’intégrité.

La remarque vaut également pour Angela Merkel. Car l’Allemagne peut faire cavalier seul lorsque cela l’arrange : en témoignent son attitude pusillanime face aux différentes missions internationales de la paix, son rôle ténu dans la coalition internationale en Irak et en Syrie (elle s’est abstenue de participer aux bombardements) ou le jeu parallèle des relations germano-russes, même si celles-ci ont connu un coup de froid à l’occasion de la crise ukrainienne.

Bilatéral n’est pas multilatéral

Mais, comme ses partenaires européens, Berlin sait très bien qu’il ne peut y avoir de relations bilatérales sans multilatéralisme. D’où l’empressement de la chancelière à mettre en garde à Munich contre un « réarmement aveugle » et à défendre l’OTAN qui « n’est pas seulement une alliance militaire, mais une communauté de valeurs ». Merkel insiste aussi sur le « défi énorme » que représente le développement de systèmes d’armement germano-français capa­bles d’assurer une autonomie stratégique européenne. Et tant qu’à faire, s’offre un détour par le big business lorsqu’elle vole au secours des véhicules européens – donc aussi allemands – que voudrait taxer Donald Trump.

Réponse du vice-président américain Mike Pence : sous le leadership de Donald Trump, l’Amérique est redevenue le leader du monde et il est souhaitable que ses alliés s’engagent pour une défense commune. Mais ils doivent participer davantage à l’addition. 2 % du PIB annuel en dépenses militaires : le multilatéralisme a un prix.

Sur l’échiquier multilatéral enfin, on n’est jamais seul, comme le rappelait la Frankfurter Allgemeine Zeitung au lendemain de la conférence de Munich. Pour le quotidien allemand, ce rendez-vous au sommet a laissé un boulevard ouvert aux Chinois, aux Russes et aux Iraniens pour exposer leur vision du monde. Qu’on se le dise des deux côtés de l’Atlantique…

 


1 « Je veux qu’on me rende mon argent. »