Espace de libertés | Avril 2019 (n° 478)

Dossier

La mondialisation financière et commerciale a débouché sur un nouvel ordre industriel qui a contribué à réduire à la fois l’extrême pauvreté dans les pays émergents et les prix des biens de consommation. Toutefois, elle a également favorisé des déséquilibres qui ont provoqué la crise financière mondiale de 2008. Et ses conséquences économiques, sociales, environnementales et démocratiques sont de plus en plus préoccupantes.


La colère des « perdants de la mondialisation » s’est traduite par la montée du national-populisme, qui prône le repli identitaire tout en préservant l’agenda néolibéral de la financiarisation. Pourtant, ni le repli nationaliste ni l’agenda néolibéral ne sont susceptibles d’apporter les réponses adéquates aux déséquilibres de la mondialisation. Seule une approche progressiste et internationaliste visant à encadrer la mondialisation par des régulations multilatérales semble susceptible de promouvoir une société ouverte, juste et durable. Comme l’a démontré le « trilemme » de la mondialisation théorisé par Dani Rodrik, on ne peut concilier l’« hypermondialisation », la démocratie libérale et des marges de manœuvre de politiques nationales. Cela implique de renoncer à l’hypermondialisation actuelle en régulant la mondialisation et en garantissant une marge d’action suffisante pour les stratégies de développement durable des États1.

Réguler la finance mondiale

En matière de régulation de la finance internationale, la déclaration finale du G20 de novembre 20082, adoptée au lendemain de l’effondrement des marchés financiers, ambitionnait de réglementer la finance mondiale. Toutefois, malgré certaines avancées, le bilan est insatisfaisant et les risques systémiques n’ont pas été enrayés3. C’est pourquoi il est nécessaire d’adopter de nouvelles règles multilatérales pour contrôler la distribution du crédit et réguler l’ensemble des acteurs, des produits et des marchés financiers.

En ce qui concerne la réglementation des banques, deux mesures sont prioritaires. D’une part, il est indispensable d’encadrer le crédit bancaire pour éviter la création de bulles qui finissent toujours par éclater. D’autre part, il est nécessaire d’empêcher que les banques utilisent des effets de levier excessifs, au risque de s’endetter pour financer leurs opérations de marché risquées. Des avancées ont été enregistrées par le G20, mais ces progrès semblent insuffisants et continuent de reposer sur une pondération des risques calculés par les modèles internes des banques elles-mêmes.

Par ailleurs, aucune mesure conséquente n’a été prise pour séparer les fonctions de banques de dépôts et de banques d’affaires afin d’empêcher l’utilisation des dépôts des épargnants pour spéculer sur les marchés financiers. En outre, les fonds spéculatifs et les autres acteurs de la finance de l’ombre (shadow banking), qui ont été au cœur des chaînes de risques ayant mené à la crise de 2008, sont largement restés hors du champ des nouvelles réglementations.

En réalité, la réglementation bancaire est restée un exercice essentiellement national et fondé sur l’autorégulation. Par conséquent, la question n’est pas de savoir si la prochaine crise financière mondiale aura lieu, mais quand elle aura lieu.

Réguler le commerce mondial

En matière de régulation du commerce mondial, l’enjeu ne consiste pas, comme le prétend l’administration Trump, à imposer des tarifs douaniers unilatéraux pour résorber le déficit commercial des États-Unis, mais à garantir que les modes de production des produits commercialisés respectent des normes sociales et environnementales minimales tout au long des chaînes de production mondiales. En effet, l’asymétrie entre les capacités mondiales de localisation des firmes et les capacités de régulation essentiellement nationales des États, a octroyé un avantage décisif aux premières, car les firmes ont les capacités de délocaliser et peuvent donc user du chantage à l’emploi : ou vous acceptez nos conditions, ou nous délocalisons vers un pays plus « accueillant ». Les firmes transnationales tirent ainsi profit du changement d’échelle de la mondialisation pour mettre en concurrence les États et les inciter à être plus « compétitifs », c’est-à-dire à réduire les « charges » salariales, sociales, fiscales ou environnementales.

Cela implique d’imposer à toutes les firmes transnationales et à leurs fournisseurs et sous-traitants le respect des normes sociales et environnementales produites par l’OIT et les conventions internationales. Afin d’éviter qu’une telle option soit considérée comme protectionniste par les pays en développement, une telle mesure devrait être accompagnée de l’instauration d’un fonds pour la promotion des normes sociales et environnementales, financé par le produit des sanctions financières imposées aux importations ne respectant pas ces normes et destiné aux pays en développement qui s’engagent à les renforcer.

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Dans l’attente d’un hypothétique accord multilatéral sur les clauses sociales et environnementales, un chapitre sur le développement durable lié à un mécanisme contraignant de plainte et de sanction devrait être intégré dans les dizaines d’accords commerciaux bilatéraux négociés en marge de l’OMC. Dans le même esprit, Dani Rodrik propose l’introduction d’une clause de sauvegarde sociale et environnementale qui permettrait aux pays en développement d’imposer aux investisseurs étrangers des normes sociales et environnementales issues de leurs propres législations4.

Par ailleurs, d’autres réformes sont nécessaires pour faire du commerce mondial un levier pour le développement durable. Par exemple, un traitement spécial et différencié (TSD) renouvelé devrait permettre davantage de flexibilité aux pays en développement en matière de politique industrielle, comme le proposent notamment Joseph Stiglitz et Andrew Charlton5. Des flexibilités devraient également être intégrées aux droits de propriété intellectuelle pour favoriser le transfert des technologies – notamment celles nécessaires à la transition écologique. En outre, une réforme de l’accord de l’OMC sur l’agriculture devrait rendre le commerce agricole plus cohérent avec l’objectif de souveraineté alimentaire6. Ce n’est toutefois pas dans cette direction que semble évoluer l’OMC, attaquée frontalement par les États-Unis et menacée de paralysie7.

Enrayer l’évasion fiscale internationale

La régulation de la mondialisation nécessite de répondre à l’érosion des bases fiscales des États, devenus incapables de contrôler les montages fiscaux opaques des sociétés et des individus fortunés. Grâce au Consortium international des journalistes d’investigation sur la finance offshore, le grand public a pu prendre connaissance ces dernières années des montages fiscaux révélés par les scandales à répétition : OffshoreLeaks, LuxLeaks, SwissLeaks, Panama Papers, etc. Ces révélations ont levé un coin du voile sur les « trous noirs » de la finance qui sont au cœur de la mondialisation et entraînent chaque année des centaines de milliards d’euros d’évasion fiscale.

C’est pourquoi l’OCDE, qui a été mandatée pour améliorer la transparence fiscale internationale, a décidé de mettre en place un régime d’échange automatique d’informations sur les comptes en banque, en vue de mettre fin au secret bancaire et d’enrayer la fraude fiscale des particuliers. Toutefois, tous les pays n’ont pas accepté de rallier ce système. Les États-Unis se limitent quant à eux à exiger que leur soient communiquées les informations sur leurs résidants, mais refusent de communiquer les informations concernant les épargnants étrangers actifs sur leur territoire.

En outre, les choses se compliquent lorsque le fraudeur dissimule son identité, via une société-écran, un trust ou une fondation, avant de placer son argent offshore. La solution consiste à imposer la transparence en instaurant un registre public, accessible à tous, détaillant les bénéficiaires effectifs et les vrais propriétaires de ces sociétés-écrans, trusts et autres fondations. L’Union européenne a ainsi adopté une directive anti-blanchiment obligeant les sociétés européennes à être inscrites dans un tel registre central. L’enjeu consiste désormais à élargir ce registre à l’échelle mondiale.

En outre, la source la plus importante de l’évasion fiscale internationale concerne non pas la fraude fiscale des particuliers, mais l’optimisation fiscale mise en œuvre par les firmes transnationales, via la manipulation des « prix de transfert » entre les différentes filiales d’une même firme pour faire apparaître artificiellement des profits dans des filiales localisées dans des paradis fiscaux. La solution consiste à imposer aux firmes transnationales la publication d’un « rapport pays par pays » de leurs activités, chiffre d’affaires, salariés, profits et impôts, permettant ensuite aux États d’imposer une fiscalité unitaire aux firmes transnationales, en taxant le profit global de l’ensemble du groupe. Diverses mesures ont été prises dans ce sens, notamment par l’Union européenne et les États-Unis, mais les gouvernements continuent de privilégier la défense des intérêts de leurs champions nationaux plutôt que la coopération multilatérale.

Dans le même esprit, il faut mettre des limites à la compétition fiscale qui pousse les États à réduire les taux d’impôt des sociétés (ISOC). Cela implique d’adopter des taux minimums à l’échelle régionale voire mondiale, afin de préserver une contribution suffisante des entreprises aux recettes publiques des États.

La régulation de la mondialisation nécessite de rassembler des forces politiques à une échelle suffisamment large pour promouvoir un modèle de développement démocratique, soutenable et équitablement réparti. À défaut, les forces national-populistes, qui ont l’avantage de pouvoir appliquer leur agenda identitaire à l’échelle nationale, continueront leur progression et la crise économique et sociale se doublera, comme ce fut le cas dans les années 1930, d’une nouvelle « grande transformation »8 bouleversant les institutions démocratiques et le système politique mondial.


1 Dani Rodrik, The Globalization Paradox. Demo­cracy and the Future of the World Economy, Norton & Company, 2011.
2 G20, « Declaration of the Summit on Financial Markets and World Economy », Washington, 15 novembre 2008.
3 Gunther Capelle-Blancard et Jézabel Couppey-Soubeyran, « Une régulation à la traîne de la finance globale », dans L’Économie politique, n° 77, janvier 2018, pp. 23-39.
4 Dani Rodrik, Nations et mondialisation. Les stratégies nationales de déve­loppement dans un monde globalisé, Paris, La Découverte, 2008.
5 Joseph Stiglitz et Aandrew Charlton, Pour un commerce mondial plus juste, Paris, Fayard, 2007.
6 Olivier De Schutter, « La crise alimentaire et l’économie politique de la faim », dans Arnaud Zacharie (dir.), Refonder les politiques de développement. Les relations Nord-Sud dans un monde multipolaire, Paris, Le Bord de l’Eau/La Muette, 2009, pp. 93-111.
7 James Bacchus, « Might Unmakes Rights. The American Assault on the Rule of Law in World Trade », dans CIGI Papers n° 173, mai 2018 et Arnaud Zacharie, « OMC : la réforme ou la mort », dans Imagine Demain Le Monde, janvier 2019.
8 Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.