En Belgique, plusieurs services de santé mentale sont spécialisés dans l’accueil de patients issus de l’exil. Primo-arrivants, réfugiés, sans-papiers y trouvent une réponse aux traumatismes qu’ils ont vécus. On y croise aussi quelques Belges d’origine étrangère, venus tout simplement chercher une oreille à l’écoute de leur culture. C’est le principe de l’ethnopsychiatrie.
La table à peine débarrassée des restes du plat guinéen qu’elles ont passé la matinée à cuisiner, les femmes savourent le calme. La digestion aidant, les discussions s’engagent distraitement, sur tout et sur rien. Béatrice, d’origine congolaise, Leïla et Samira, d’origine marocaine, ne parlent toutefois pas de ce qui les a poussées, un jour, à frapper à la porte de Tabane, ce service de santé mentale destiné aux personnes exilées. « C’est trop dur de ressasser ces choses-là, on a trop souvent dû se répéter », glisse simplement Béatrice en guise d’explication.
« 90 % des personnes qui viennent ici ont des traumas liés à des violences intentionnelles auxquelles elles ont été exposées avant ou durant leur exil », clarifie Luc Snoeck qui dirige le service. Parce que les mots sont souvent trop difficiles, l’association mise beaucoup sur les activités collectives organisées chaque semaine – comme ce cours de cuisine – qui « permettent parfois de faire avancer les choses plus vite. En réapprivoisant les autres, sans paroles. »
L’autre volet essentiel du travail accompli chez Tabane se fait à l’étage, dans l’intimité sécurisante des bureaux des psychologues et psychiatres. Là aussi, le rythme est lent ; il faut parfois plusieurs années aux patients pour parvenir à se livrer.
Si la plupart des 329 personnes accueillies à Tabane en 2017 sont des exilés, migrants et réfugiés, l’association est aussi fréquentée par une poignée de Belges d’origine étrangère. Comme Samira, la plus volubile des femmes présentes ce jour-là. Il y a onze ans, elle est venue chercher ici un soutien, suite à un divorce difficile. Ce n’est qu’après avoir trouvé ce lieu de rencontre « où on peut être soi-même, où les gens comprennent notre culture », que cette maman, pourtant née en Belgique, assure avoir pu « déposer ses bagages ». Samira s’est confiée pendant des années à une psychologue, elle aussi d’origine marocaine : « Elle me comprenait. Par exemple, si je lui parlais du paranormal, elle n’allait pas me prendre pour une schizophrène. »
Offrir le juste diagnostic
Voilà définie, en quelques simples mots, l’ethnopsychiatrie. Ce courant de la psychiatrie sous-tend les prises en charge offertes dans les services de santé mentale comme Tabane, mais aussi la Clinique de l’exil à Namur, le centre Ulysse à Bruxelles, etc. Tous visent à prendre soin de la santé mentale de l’autre, en tenant compte de sa culture.
L’ethnopsychiatre Philippe Woitchik retrace les contours de cette pratique née en Afrique de l’Ouest dans les années 1960 : « C’est à Dakar, au Sénégal, que le psychiatre militaire français Henri Collomb, chef de service de psychiatrie à l’hôpital de Fann, a, le premier, fait venir des guérisseurs traditionnels au sein de l’hôpital.
À l’origine, la médecine blanche introduite en Afrique avait ses propres concepts, qui n’étaient pas du tout compris par les Africains ; alors que chez nous, la maladie vient plutôt de l’intérieur de la personne (on dit d’ailleurs “mon” ulcère, “mon” cancer), pour les Africains, l’origine est extérieure, ce sont des histoires de sorts ou de possession par les esprits. Les traitements que prescrivaient les médecins blancs en Afrique étaient donc rarement compris et respectés par les populations. »
La création d’un lien de confiance avec un psychologue est affaire de patience. © Juwe Anspach/DPA/dpa Picture-Alliance
En s’adaptant à l’inconscient collectif qui entoure le patient, l’ethnopsychiatrie cherche à lui offrir le meilleur diagnostic et traitement possible. Aujourd’hui, en Belgique, elle permet d’éviter de coller à l’étranger qui entend des voix – celles d’esprits, dans sa culture – un diagnostic de schizophrénie. A contrario, « beaucoup de réfugiés, qui nous sont envoyés par des centres d’accueil, restent étiquetés psychotiques ou délirants alors qu’ils sont dans des états dissociatifs post-traumatiques. La prise en charge à offrir n’est pas du tout la même », avertit Philippe Woitchik.
Les souffrances d’ici
La patientèle des services de santé mentale pour exilés évolue, grosso modo, en miroir des crises et guerres dans le monde. Dès sa création en 2000, la Clinique de l’exil accueillait ainsi de nombreux Albanais installés en province namuroise. En 2018, parmi ses 356 patients actifs, la plupart viennent de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan et du Pakistan.
La plupart présentent les symptômes classiques d’un syndrome post-traumatique (insomnies, cauchemars, dégradation de la santé physique…). Chez les hommes, celui-ci est souvent la conséquence de traumatismes liés à l’incarcération, à la torture et au viol. Pour les femmes, ce sont principalement des violences conjugales et le viol comme arme de guerre. « Dans les deux cas, il s’agit de traumas multiples et complexes, jamais isolés », souligne la psychologue, Kara Khanian. Ces chocs psychologiques ne sont pas seulement à l’origine de la fuite ; ils peuvent aussi survenir sur le chemin de l’exil, conséquences de violences policières, de la fermeture des frontières, des dangers de la traversée, de viols voire d’esclavage.
Il ne peut pas y avoir de gestion du trauma s’il n’y a pas de sécurité : administrativement, la personne doit se sentir en liberté.
Et puis, il y a le traumatisme de l’après. Une fois arrivés en « terre d’accueil » – qui n’en est pas toujours une –, les exilés découvrent « la violence institutionnelle et les situations de précarité et d’instabilité », ajoute Élodie Bizet, assistante sociale au sein de la Clinique de l’exil. « Plusieurs de mes patients sont arrivés ici en bon état, mais dès leur première nuit en centre d’accueil, tout a été horrible. On parle beaucoup des traumas vécus ailleurs, mais on oublie souvent ceux qui surviennent ici », confirme l’ethnopsychiatre Philippe Woitchik.
Face à l’étendue et à la complexité de ces situations, la création d’un lien de confiance avec un psychologue est affaire de patience. Ce à quoi s’ajoute une autre contrainte, celle de la langue. Tous les services de santé mentale pour exilés font appel aux services de traducteurs, internes ou externes : si ces derniers sont indispensables (« Les choses intimes, ça se dit dans sa langue maternelle », souffle Luc Snoeck, dont le service a recours à des traducteurs pour la moitié de ses consultations), ils n’aident pourtant pas toujours les patients à parler. « Les rescapés de guerres ou de massacres, notamment, se méfient souvent de l’interprète, a fortiori quand il s’agit de quelqu’un issu de leur communauté. Ils craignent les représailles », observe la psychologue Kara Khanian.
Raconter (et répéter) l’indicible
Parvenir, tant bien que mal, à libérer la parole des exilés est pourtant essentiel : et pour cause, elle est la condition sine qua non à l’obtention de leur titre de séjour. Lors de leurs multiples rendez-vous auprès du Commissariat général aux réfugiés et apatrides (CGRA), il est en effet attendu des demandeurs d’asile qu’ils explicitent verbalement les raisons qui les ont poussés au départ. Dès lors, l’accompagnement des différents services de santé mentale wallons et bruxellois est aussi social : « Il ne peut pas y avoir de gestion du trauma s’il n’y a pas de sécurité : administrativement, la personne doit se sentir en liberté », assure l’assistance sociale, Élodie Bizet.
Mais il n’est pas rare que cette parole soit empêchée par la souffrance psychique. En témoigne le cas de ce patient de la Clinique de l’exil, qui en est aujourd’hui à sa troisième demande d’asile, après deux refus. Lourdement traumatisé, « la seule fois où il a pu, avec sa psychologue, mettre des mots sur ce qui lui était arrivé dans son pays, il a été pris d’une attaque de panique », glisse l’assistance sociale. Depuis, toutes ses déclarations au CGRA sont, au mieux, laconiques, quand elles ne sont pas contradictoires. Dans certains cas, avance le docteur Woitchik, la parole serait même physiquement impossible : « Des études récentes ont montré que le cortisol, l’hormone du stress produite après un traumatisme, avait pour effet, non seulement de diminuer la zone du cerveau qui gère la mémoire, mais également d’inhiber la zone de Broca, responsable du traitement du langage. Il y aurait donc, probablement, une véritable incapacité de parole. »
Prévu par la « loi accueil » de 2007, le droit aux soins de santé mentale des demandeurs d’asile en Belgique est, indéniablement, nécessaire à leur intégration. Dans les faits, il se heurte encore pourtant au cadre trop rigide de leur régularisation.