Espace de libertés | Avril 2019 (n° 478)

Repenser notre rapport à la vie. Un entretien avec Aurélien Barrau


Grand entretien

Avec sa triple casquette d’astrophysicien spécialiste des trous noirs, de philosophe et de militant écologique, Aurélien Barrau appelle à une action politique « ferme et immédiate ». Car relier nature et humain, dans le but de préserver la vie, n’est plus une option.


Il est professeur à l’Université de Grenoble-Alpes où il travaille comme chercheur au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie. Aurélien Barrau est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’astrophysique et, tout récemment, du livre  L’animal est-il un homme comme les autres ? Les droits des animaux en question, co-écrit avec Louis Schweitzer. Au lendemain de la démission de Nicolas Hulot, il a lancé avec Juliette Binoche un appel à sauver la planète, signé par plus de deux cents personnalités. L’astrophysicien pointe en effet l’urgence de préserver la Terre et toutes les formes du vivant, à l’heure où il nous revient de relever le défi environnemental. Sans quoi, nous serons complices d’un crime contre la vie.

Quelles sont les mesures urgentes qu’une politique écologique doit mettre en place afin de freiner le désastre environnemental dans lequel nous sommes en train de glisser ? Pourriez-vous baliser les axes d’un nouveau pacte avec les non-humains, avec le vivant sous toutes ses formes ?

Nous battons chaque année des records d’émissions de gaz à effet de serre. Il ne faut surtout pas penser que la transition est en cours et qu’il s’agit de l’accélérer. Nous n’avons pas commencé à initier le revirement nécessaire. Tout reste à faire. Les mesures à prendre en urgence sont innombrables. Elles touchent les transports, le bâtiment, l’alimentation, la production industrielle… Aucun secteur ne peut raisonnablement être épargné et les décisions devraient être drastiques. Elles ne relèveraient néanmoins pas nécessairement d’un ascétisme tendanciel : un immense réenchantement pourrait émaner de la révolution à mener. La vie est en train de mourir sur Terre. Quel que soit le prisme que nous projetons sur le monde, rien ne permet de voir cela comme un détail. Et qu’on ne s’y trompe pas : le réchauffement climatique n’est qu’un aspect du problème. La pollution et l’expansionnisme humain (qui « colonise » tous les espaces, ne laissant plus rien aux autres vivants), sont au moins aussi importants et destructeurs. Mais je pense, en effet, que les gestes d’ajustement ne sont pas suffisants. C’est l’ensemble de notre rapport à la vie qu’il faut redéfinir. Notre « être-vers-le-monde » doit être très profondément et très rapidement repensé.

In this aerial photo, a burned neighborhood is seen in Paradise, California on November 15, 2018. - The toll in the deadliest wildfires in recent California history climbed to 59 on November 14, 2018, as authorities released a list of 130 people still missing. (Photo by Josh Edelson / AFP)

Ces dernières années, les catastrophes naturelles se sont multipliées. Ici, les feux meurtriers de Californie, en 2018. © Josh Edelson/AFP

 

Comment expliquez-vous le syndrome de l’autruche partagé par les gouvernants et les climatosceptiques alors qu’il n’y a plus aucun doute quant à l’origine anthropique du réchauffement climatique, quant à l’ampleur de la pollution ou encore de la sixième extinction massive des espèces animales à laquelle nous assistons dans un mélange d’indifférence et d’impuissance ?

C’est inexplicable. Oui, la catastrophe est incontestable et la nier relève aujourd’hui du même niveau de tartufferie que de défendre la platitude de la Terre. L’argument « il est trop tard » devient presque le plus fréquent. Et il est, lui aussi, incompréhensible. Il est évidemment trop tard pour que rien ne se soit passé. Mais il n’est jamais trop tard pour éviter que ce soit pire encore. Ce positionnement du laisser-faire, car le bon moment serait passé, est logiquement inepte et éthiquement irrecevable. Il faut que nous dépassions cette velléité biologique de base qui veut que la satisfaction des plaisirs immédiats soit toujours celle qui prévaut. Ce qui est en train d’advenir n’est pas théorique, pas abstrait, nous sommes en train de littéralement décider que des gens que nous connaissons, que nous aimons, vont mourir. Rien ne permet d’être serein face à l’avenir qui s’annonce et au présent qui se découvre.

La pression que la société civile doit exercer sur des décideurs qui nous mènent droit dans le mur ne devrait-elle pas s’accompagner de la création d’un tribunal international  ? Celui-ci pourrait poursuivre, sous l’accusation d’écocide, les gouvernants, les multinationales qui persistent à dévaster la planète  : exploitation illimitée des ressources, déforestation, émission de GES, insecticides, déchets plastiques, destruction des espaces de vie des peuples autochtones, des animaux…

C’est une bonne idée. Mais le problème vient de ce que les rapports de force ne sont pas favorables. La mise en place de ces entités supra-étatiques exige des moyens de pression considérables. Or, dans ce cas, ni les gouvernements ni les lobbies n’auraient quoi que ce soit à y gagner. J’ai donc peu d’espoir. Finalement, nous avons seulement oublié que « la vie » ne va pas d’elle-même. Nous aurons été – faut-il le penser au seul futur antérieur – les vivants qui ont négligé la vie. Si un péché primordial, cardinal et immanent a été commis, c’est bien celui-ci… Il faut tout essayer, privilégier tous les modes d’être hors de l’ordre établi. Si nous n’expérimentons pas un peu d’ailleurs, il n’y aura pas d’avenir. Et, en marge de l’indispensable pression sur le pouvoir politique, je crois qu’il faut également que nous travaillions à un renouveau symbolique : les comportements prédateurs envers la nature et les humains (pôles qui ne devraient pas être opposés) n’ont plus à bénéficier de la coloration méliorative qui est aujourd’hui la leur.

Le plaidoyer en faveur de la Terre et des êtres, humains et non-humains, qui le peuplent montre que luttes sociales et écologiques sont liées. Peu osent aborder le problème de la croissance démographique. Il y a là comme un tabou, la peur aussi d’être accusé de malthusianisme. L’explosion démographique – quand bien même on évoluerait vers d’autres modes de production-consommation plus respectueux de la Terre – semble totalement incompatible avec la défense de la biodiversité et la préservation des espèces animales sauvages, de la nature.

Ce problème est complexe. À la différence de l’exploitation des ressources, la natalité n’est pas en croissance exponentielle et il est probable qu’un équilibre soit atteint d’ici la fin du siècle. Bien sûr, la question sociale est toujours liée à la question écologique – dans une certaine mesure, c’est la même question – et c’est le cas ici aussi : le meilleur moyen de diminuer la fécondité consiste à mettre en place un système de retraite et d’assurance maladie fonctionnel. C’est connu et c’est efficace, on gagne alors sur tous les tableaux… Mais l’idée de partage, si essentielle pour trouver une issue, est encore trop timidement envisagée. Au risque de vous décevoir, je reste néanmoins en retrait sur la question démographique. Le risque du geste colonial ultime est très fort. Je préfère lutter contre les immenses violences écologiques, économiques, politiques et sociales qui ont lieu ici plutôt que de dénoncer les éventuels problèmes de l’ailleurs. L’Europe reste le principal pollueur de la planète si on l’évalue sur les deux derniers siècles, et la démographie n’est pas pour moi le problème principal.

Afin d’éviter ce que vous nommez un « krach planétaire », un changement de mentalité doit s’opérer. Nous devons inventer de nouvelles manières d’habiter la Terre où l’homme n’est plus maître et possesseur d’une planète qui se meurt. Accorder des droits aux animaux, reconnaître ces derniers mais aussi les forêts, les océans comme êtres juridiques, est-ce un premier pas ?

Je pense que l’essentiel consiste aujourd’hui à cesser de considérer les autres habitants de cette planète – enfin ce qu’il en reste puisqu’en quelques décennies nous avons décimé plus de la moitié des vertébrés (et que les insectes sont aussi en voie de disparition) – comme des ressources. La nature, je préfère ce terme à celui, très anthropocentré, d’environnement, n’est pas une ressource : elle a un sens et une valeur en elle-même. Considérer les vivants sous le seul prisme de ce qu’ils nous « rapportent » n’est pas seulement ignoblement cynique vis-à-vis de leur souffrance et stupide vis-à-vis de notre survie, c’est également commettre une sorte de « méta-crime ». C’est un crime contre la vie en elle-même, contre l’ontologie de la vie.