En 1979, l’Iran devenait le premier État moderne à basculer dans l’islam politique suite à la victoire d’une révolution populaire dirigée contre le despotisme du dernier Shah, Mohammed Reza Pahlavi, et ses réformes politico-sociales teintées d’occidentalisme et de sécularisme. Quatre décennies plus tard, l’allant révolutionnaire apparaît bien lointain.
Beaucoup d’Iraniens ont aujourd’hui tourné le dos à l’islam politique et se montrent dès lors de plus en plus critiques à l’encontre du pouvoir.
À cet égard, il convient de signaler que plus de 50 % de la population a moins de 35 ans et n’a par conséquent pas connu la révolution. Cela dit, cette défiance à l’égard de l’islam politique ne signifie pas pour autant que les Iraniens soient prêts pour une nouvelle révolution.
Un mécontentement grandissant…
Dans un pays hyper-connecté où environ 70 % des habitants possèdent un smartphone, les citoyens parviennent à se tenir plus ou moins bien informés de ce qui se passe dans le reste du monde, et ce en dépit de la censure officielle qui s’avère in fine aisément contournable ; une réalité sur laquelle certains éléments du pouvoir préfèrent fermer les yeux, y voyant une maigre concession face aux revendications populaires. Le corollaire de cette connectivité réside cependant dans le fait que les Iraniens se sont détachés des informations officielles et que la société civile s’organise de son côté via les réseaux sociaux pour manifester son mécontentement. Pour de nombreux Iraniens, la première des priorités demeure l’accès au marché du travail ainsi qu’à des revenus suffisants pour survivre dans un pays qui a vu les sanctions internationales frapper de plein fouet son économie au cours de ces dernières années.
… et un pouvoir divisé
Loin de former un bloc homogène en dépit de sa nature autoritaire, le régime de Téhéran apparaît divisé entre deux grandes tendances qui s’affrontent dans les méandres du pouvoir. Avec, en toile de fond, ni plus ni moins que l’avenir politique de la République islamique à travers la question de son identité étatique. D’un côté, les conservateurs qui défendent la ligne traditionnelle héritée de la révolution reposant sur une logique de confrontation systématique avec l’Occident et de recherche d’autarcie. Ce camp, qui contrôle l’armée, la justice et d’autres organes importants du pouvoir tel que le Conseil des Gardiens (qui régule les élections nationales ainsi que le pouvoir législatif) craint que toute normalisation des relations avec l’Occident – et particulièrement avec Washington – ne vienne délégitimer le régime dont la rhétorique repose depuis 1979 sur le devoir de confrontation avec l’Occident. Comment, dès lors, survivre et légitimer l’existence du système si cette logique devait être amenée à disparaître ? De l’autre côté se trouvent les modérés. De leur point de vue, la rhétorique révolutionnaire ne mobilise plus la jeunesse et a fait son temps. Le régime doit donc construire sa légitimité sur base d’un autre critère. Car les deux camps s’accordent sur le même objectif : pérenniser le régime. Cela dit, leurs visions diffèrent quant à la manière d’y parvenir ainsi que sur les modalités d’adaptation que la République islamique devrait prendre pour se mettre au diapason de son époque et de ses réalités sociales. Pour les modérés, à l’instar de l’actuel président Hassan Rouhani, le critère de légitimité du pouvoir doit reposer sur le bien-être économique de la majorité de la population, accompagné d’un assouplissement de la rigueur des autorités dans le domaine des questions sociales. Cette vision suit par essence le modèle du parti communiste chinois dont la légitimité ne repose plus sur l’idéal communiste mais bien sur la capacité d’assurer une croissance économique forte à même d’assurer – ou plus exactement d’acheter – la paix sociale. Les tenants de cette approche voient donc en Pékin un modèle à suivre.
Les jeunes n’acceptent plus les discours officiels arguant que tous les maux du pays proviennent de l’Occident. © Fatemeh Bahram/Anadolu Agency
Retombées nucléaires
La signature de l’accord sur le nucléaire – JCPOA – le 14 juillet 2015 devait être le premier acte dans la démonstration des modérés selon laquelle il était effectivement possible de normaliser les relations avec l’Occident. Dans le même temps, les dividendes engendrés par la levée des sanctions internationales devaient également servir à relancer l’économie nationale et ainsi crédibiliser le projet politique défendu par le président Rouhani et ses partisans. Cela dit, les attentes côté iranien sont vites apparues démesurées. Selon une étude, 60 % des Iraniens espéraient ainsi voir leur situation quotidienne s’améliorer dans l’année suivant la signature de l’accord. Or, les sanctions n’ont été levées que le 16 janvier 2016 et même dans le meilleur des scénarios, les retombées économiques auraient mis du temps à se manifester. Le risque de frustration était donc énorme et en dépit du fait que de nombreux acteurs économiques aient été intéressés par les perspectives d’une ouverture du marché iranien, les investissements réels ont été bien en-deçà des promesses du gouvernement. Hassan Rouhani avait déclaré espérer 50 milliards d’investissements directs étrangers (IDE) par an suite au JCPOA. Or, selon les Nations unies, le montant des IDE pour l’année 2017 n’a été que 3,17 milliards de dollars. Comment, dès lors, expliquer pareil revers ?
Trump, l’ennemi utile
La principale cause à l’origine de ces faibles retombées économiques repose sur le degré d’incertitude quant à l’avenir qui s’est manifesté presque immédiatement après la signature du JCPOA ; incertitude qui demeure le principal facteur faisant fuir tout investisseur doté d’un minimum de bon sens. Celle-ci reposait sur deux sources d’inquiétudes : les évolutions politiques et domestiques aux États-Unis et en Iran.
À Washington, l’arrivée de Donald Trump a desservi la vision politique des modérés iraniens. En sortant du JCPOA et en réimposant un régime extrêmement dur de sanctions contre Téhéran, le nouveau locataire de la Maison-Blanche a non seulement douché les espoirs initiaux engendrés par le JCPOA mais il a également de facto donné raison aux conservateurs. Ceux-ci arguent sans cesse que toute recherche d’accord avec Washington est in fine condamnée à l’échec en raison du fait que les États-Unis demeurent, selon eux, indignes de confiance. Si Hassan Rouhani est parvenu à se faire réélire en mai 2017, sa position sur l’échiquier politique iranien n’a cessé de se fragiliser et son bilan économique apparaît pour le moins désastreux, tant en raison des sanctions américaines que d’une mauvaise politique économique et monétaire. En conséquence, le boulevard ne cesse de s’élargir pour un retour en force des conservateurs lors des prochaines électionsnationales.
Si Hassan Rouhani est parvenu à se faire réélire en mai 2017, sa position sur l’échiquier politique iranien n’a cessé de se fragiliser.
Un futur incertain
À Téhéran, le guide actuel avance en âge et sa mauvaise santé soulève dès lors la question de sa succession. À ce jour, aucun candidat clair ne semble se démarquer au sein du régime mais les conservateurs sont aujourd’hui en position de force pour avancer leurs pions le cas échéant. Le pire des scénarios serait une militarisation du régime consécutive d’une prise en main des affaires de l’État par les Gardiens de la révolution. De leurs côtés, les Iraniens subissent mais manifestent également de plus en plus contre la situation économique. Ils n’acceptent plus les discours officiels arguant que tous les maux du pays sont de la faute de l’Occident, même s’ils ont dans le même temps bien conscience que Donald Trump ne les aide guère. Forts de ce qu’ils ont observé chez leurs voisins irakiens, ils ne souhaitent point d’une intervention militaire étrangère qui plongerait le pays dans le chaos. Pas plus qu’ils ne souhaitent, au regard de l’exemple syrien, d’une nouvelle révolution dont profiteraient les ennemis du pays – Arabie saoudite en tête – pour le maintenir dans un état de guerre civile. En fin de compte, les espoirs d’une majorité d’Iraniens reposent sur l’idée d’une possible évolution, aussi ténue soit-elle, du régime. Depuis 1979, certaines lignes ont bel et bien bougé en Iran. Et il est vrai que ces espoirs auraient été relativement plus tangibles si leurs défenseurs n’avaient pas été marginalisés suite à des décisions prises depuis Washington.