Si les droits fondamentaux restent objectivement la référence en matière de politique et de droit international, ils sont aussi l’expression de la victoire symbolique de la modernité démocratique sur le national. Au-delà de leur universalisme incontestable, ils restent néanmoins le produit d’un contexte politique donné, celui de l’après-guerre. D’où la nécessité d’une redéfinition régulière.
Historiquement, on peut relier la Déclaration des droits de l’homme à trois périodes : la fin du XVIIIe siècle d’abord et les idées héritées des Lumières. Tout au long du XIXe siècle, les droits de l’homme n’ont pas été au centre des priorités politiques : ils sont associés à la consolidation de l’ordre établi, mais aussi entachés par le régime de la Terreur qui suivit la Révolution française. L’émergence des mouvements d’autodétermination nationale mettront au centre des priorités politiques le peuple et ses revendications. Si la notion de droits de l’homme réapparaît au cours du XXe siècle, c’est véritablement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’elle sera rouverte. Enfin, une troisième tendance situe leur émergence à la fin des années 1970. Mais, comme l’explique la politologue Justine Lacroix : « Si les droits de l’homme, captés au sein de l’État-nation, ont échoué, c’est pour mieux réussir à long terme, en raison de l’effet d’engrenage qui confronte les tenants mâles, blancs, chrétiens et propriétaires des Déclarations américaine et française aux revendications d’égalité des droits des Juifs, des femmes, des Noirs, et plus tard des homosexuels. En ce sens, toute l’histoire politique du monde occidental depuis le début du XIXe siècle aurait pour fil conducteur la dynamique qui inscrit la Déclaration universelle des droits de 1948 dans la droite ligne des principes énoncés en 1789. »1
Droit tout-puissant ?
« Il faut resituer le texte de la Déclaration universelle des droits de l’homme dans le contexte de l’après-guerre », rappelle John Pitseys, chercheur au CRISP (Centre de recherche et d’information socio-politique). C’est un contexte qui est ambivalent. Dans la période d’après-guerre, la déclaration manifeste à la fois une victoire symbolique de la modernité démocratique et du libéralisme politique, ainsi que l’idée que la légitimité politique doit s’appuyer sur le droit. ». Le contexte de l’après-guerre est essentiellement marqué par une volonté d’universalité de la Déclaration des droits de l’homme, l’idée que cette déclaration s’affirme pour toute personne concernée, quel que soit son pays d’origine. Le texte fondateur a été rédigé dans un dialogue diplomatique visant justement à faire adhérer le plus d’États possible à une notion qui, jusque-là, pouvait être définie différemment selon ceux-ci. Avec toutes les compromissions que cela suppose… La Déclaration de 1948 sera d’ailleurs complétée par d’autres textes ensuite : en 1966, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui sera lui-même suivi du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui entrera en vigueur en 1976. D’une certaine façon, rien n’est figé : « La Déclaration universelle des droits de l’homme ne clôt pas la discussion sur le contenu à une époque profondément fracturée idéologiquement, et déjà engagée dans la décolonisation. La déclaration n’est pas un texte naïf, dans la mesure où son caractère général permet d’intégrer en partie ces désaccords. Cela dit, ce n’est pas un texte sans impensés, qui invisibilise aussi certaines situations particulières. Cela reste un texte rédigé en grand partie par des hommes blancs, bourgeois, chrétiens. Les femmes sont comprises comme faisant partie de l’universel, sans que les dominations qu’elles subissent fassent l’objet d’une réflexion spécifique. L’appellation anglaise de la Déclaration parle de “droits humains” et non de “droits de l’homme”, terme repris dans sa traduction française. Il faudra toutefois attendre la signature du Pacte de New York pour que l’égalité entre hommes et femmes soit incluse dans les droits fondamentaux. »
Du difficile débat des droits du vivant
Aujourd’hui, et en particulier à l’heure où le débat touche de plus à la problématique de l’environnement, se pose la question d’étendre les droits de l’homme au vivant dans sa globalité. Une tendance qui interroge, par ricochet, la notion de vivant. Animaux ? Végétaux ? Environnement ? Deux approches coexistent : l’une qui aborde la question en termes de vivant/non-vivant, qui est sans doute la tendance vers laquelle on s’oriente actuellement. Il s’agit d’étendre les droits à tout ce qui est vivant, c’est-à-dire la biodiversité, dans son ensemble, ce qui pose la question des bactéries, des OGM, des organismes pas encore découverts. Entre autres. Mais cette approche a aussi le mérite de mener à la création de nouveaux droits relatifs à l’environnement ou d’ouvrir de nouveaux droits humains. La seconde approche met en opposition le conscient face au non-conscient, conception selon laquelle les droits fondamentaux sont accordés à des êtres sensibles et conscients. Un concept qui restreint les droits de certaines catégories (handicapés, criminels…). Au-delà de cette distinction se pose la question de l’applicabilité de ces droits : il faut que les États acceptent de se lier par un traité, mais souvent la plupart d’entre eux sont réticents à mettre en place des mesures coercitives. Néanmoins, ces droits ont une valeur symbolique, même en l’absence de ce type d’obligation. « Parfois même une portée juridique, comme lorsqu’ils mènent progressivement à la construction d’un droit pénal international, voire à la création d’une juridiction pénale internationale », explique John Pitseys. « On peut voir la Déclaration universelle des droits de l’homme comme un outil rhétorique permettant de susciter des consensus politiques. »
Sortir du débat politique ?
Les droits fondamentaux ne sont pas seulement des arguments philosophiques mais sont aussi des outils politiques. Ils se présentent comme universels, ce qui entraîne la tentation d’en dresser une liste la plus longue possible pour rendre un certain nombre de débats de société les plus « objectifs » qui soient. « L’utopie universaliste des droits de l’homme reste un outil rhétorique et politique important », explique John Pitseys. « Ils se présentent comme universels mais leur existence fait toujours l’objet de discussions politiques et conjoncturelles. Ce qui explique la tentation d’ouvrir ces droits fondamentaux à de nouvelles catégories. Mais créer ce genre de “liste” risque toujours d’être, d’une certaine façon, limitatif. C’est l’une des raisons pour lesquelles les systèmes juridiques anglo-saxons tendent à considérer que l’égale liberté de tous est la règle, et que l’énoncé des droits fondamentaux est avant tout une liste exemplative. Car paradoxalement, quand on définit les droits fondamentaux de manière trop précise, on risque d’en figer la nature, d’en oublier certains. On peut dire qu’il y a trois enjeux : d’une part, le fait que ces catégories sont définies dans un contexte politique donné. D’autre part, le fait que les droits doivent être partagés par toutes les personnes, sans distinction. Quand on attribue des droits à une catégorie (par exemple les hommes, dans le sens genré du terme), ça lui donne un avantage positionnel si ce droit n’est pas partagé par l’autre catégorie de la population (ici en l’occurrence les femmes). Enfin, ces droits ne forment pas nécessairement un ensemble cohérent et harmonieux : certains de ces droits font l’objet de tensions sur leur interprétation. Je pense par exemple au droit à la vie, qui est fondamental, mais qui peut se heurter dans le cadre de l’interruption de grossesse à celui de disposer librement de son corps. »
Une conception des droits qui ouvre le débat sur la place du politique : plus on étend le champ des droits fondamentaux, plus le citoyen dispose d’outils mais on soustrait ces matières du débat public et politique. Faut-il les renvoyer dans la sphère politique ou faut-il les transformer en droits universels ? La question reste ouverte. Elle est d’autant plus pertinente que la tendance actuelle est à l’élargissement de ces droits fondamentaux. Il ne faut cependant jamais perdre de vue le contexte sociétal dans lequel ceux-ci ont été débattus, et essayer de ne pas graver dans le marbre des concepts susceptibles d’évoluer avec les époques. Tout en s’assurant que certains d’entre eux soient inaliénables… comme les articles 10 et 11 de la Constitution qui garantissent l’égalité, la non-discrimination et la protection des minorités idéologiques et philosophiques. Un fondement de notre démocratie.
1 Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016.