La Monnaie organisait récemment une journée entièrement dédiée aux femmes qui font vivre l’opéra. L’occasion de découvrir, en compagnie d’expertes, les rôles de chacune. Mais aussi de s’interroger sur la parité dans l’univers lyrique.
Aborder la place de la femme dans l’opéra, sur scène et en coulisse, tel était l’objectif de la journée « Leading Ladies », organisée par La Monnaie le 20 octobre. Un thème qui s’est imposé comme une évidence, comme l’explique Sophie Briard, responsable du service « Publics » : « La Monnaie a une politique artistique ciblée sur l’actualité et sur ce que l’opéra a à nous dire. Pour chaque production et groupe de production, on réfléchit sur la façon d’aller plus loin via des thématiques. La programmation du premier trimestre proposant plusieurs opéras parlant de femmes (Jeanne au bûcher (1), Drie sterke vrouwen, entre autres), le sujet était clairement posé. C’était pour nous l’occasion d’amener la réflexion, d’ouvrir le champ des idées. » Une initiative soutenue par Mélanie Traversier, historienne, autrice de différents ouvrages dont La musique a-t-elle un genre ? et l’une des conférencières du jour. Pour elle, « l’opéra est un formidable miroir grossissant de toutes les questions liées à l’inégalité entre hommes et femmes dans le monde la musique car il en regroupe tous les métiers, au niveau de la direction, des instances de production, des métiers techniques. L’opéra est un observatoire de choix, où l’on voit tous les travers existants. Mais c’est aussi, précise-t-elle, un lieu où le changement peut démarrer ! »
Sur scène : la figure condamnée
Montons d’abord sur scène. Quand on parle d’opéra, viennent vite en tête des figures féminines fortes : Carmen, Dalila, Violetta de La Traviata, La Reine de la nuit de La flûte enchantée, Mimi de La Bohème… Quand on y regarde de plus près, on constate que toutes ces héroïnes sont condamnées à des destins tragiques. Mélanie Traversier : « Toutes ces femmes brûlent d’amour, elles sont des figures sacrificielles, deviennent folles, meurent. Leur rôle est souvent sexualisé, limité à celui d’épouse, de maîtresse… Ou alors elles incarnent la méchante, qui sera punie par le héros ou par une femme “gentille”. » Un constat que posait déjà la philosophe Catherine Clément en 1979 dans son ouvrage de référence L’Opéra ou la défaite des femmes Elle y analysait le sort réservé aux femmes, condamnées par le pouvoir des hommes à renoncer à leurs désirs, à souffrir, à sombrer dans la folie et à mourir de façon dramatique et spectaculaire. En quarante ans, les choses ont-elles changé ? Oui, mais pas assez. Car l’opéra, comme d’autres disciplines, est à l’image de la société, et si les créations bousculent de plus en plus les institutions établies comme le mariage, la maternité, la sexualité… on oscille toujours entre l’envie de renverser l’ordre établi et la peur de tout voir s’effondrer. Mélanie Traversier pense que « pour faire avancer les choses, il faut créer des œuvres féministes, avec des figures qui transgressent les normes. Par leurs créations, par les personnages qu’ils mettent en scène, les auteurs peuvent subvertir les normes du genre. » Le répertoire devient un levier pour déjouer les stéréotypes !
La question s’est longtemps posée de savoir si une femme avait l’autorité suffisante pour diriger un orchestre. | © Opéra royal de Wallonie
En coulisse, les disparités persistent
Qu’en est-il des femmes de chair et de sang : les interprètes, compositrices, musiciennes et toutes celles qui font vivre l’opéra, tant ses œuvres que l’institution ? D’une manière générale, la situation a évolué, mais il reste du boulot. Selon l’ASBL Culture et Démocratie, alors que 60 % des travailleurs du secteur culturel sont des femmes, elles ne représentent plus que 30 % des acteurs de la prise de décision, en tant que membres de conseil d’administration. Un secteur féminisé donc, mais pas dirigé par des femmes ! Sabine de Ville, présidente de l’ASBL : « Il reste des disparités considérables et qui s’accentuent à mesure que l’on monte dans la hiérarchie. Il y a ainsi toujours peu de directrices, de directrices artistiques, de compositrices, de cheffes d’orchestre. » (2) Un constat posé également par l’autre conférencière du jour, Hyacinthe Ravet, autrice de Musiciennes, enquête sur les femmes dans la musique : « Les choses ne bougent pas encore assez même si on a connu une évolution rapide au cours des dernières décennies. Prenons le cas des orchestres : jusque dans les années 1970, on n’y voyait quasiment pas de femmes, sauf parfois une violoniste – un instrument genré, comme bien d’autres, considéré comme féminin, au contraire de la contrebasse par exemple, jugée masculine. »
Violoniste à la Monnaie, Femke Sonnen confirme : « On voit arriver de plus en plus femmes dans les orchestres. Quand j’ai débuté ma carrière, il n’y avait par exemple que des hommes aux instruments à vent. Maintenant, il y a aussi des femmes. Normalement, il ne devrait pas y avoir de choix à faire entre un homme et une femme pour jouer de tel ou tel instrument, ils et elles jouent de la musique, point. Mais inconsciemment, cela reste un monde d’hommes. Ce n’est pas exprimé, mais c’est ressenti. » Et cela se voit : « Si on prend le cas des violons, ce sont souvent des femmes qui en jouent. Par contre les premiers violons, ce sont plutôt des hommes. Est-ce délibéré ? » Toujours est-il que dans les faits, c’est effectivement plus souvent un homme qui occupe cette première place.
Des femmes d’exceptions
Le phénomène est encore plus flagrant quand on monte les échelons. Hyacinthe Ravet : « Les chefs d’orchestre sont en majorité des hommes. Symboliquement, c’est important. La question s’est longtemps posée de savoir si une femme avait l’autorité suffisante pour diriger un orchestre. C’est comme lorsqu’une femme accède à la présidence d’un pays. Et puis, quand une femme dirige un orchestre et qu’on lit ensuite le compte-rendu du concert dans la presse, on a des commentaires sur sa posture, sa tenue, sa coiffure, son parcours, sa vie privée et des remarques du genre “Elle joue comme un homme” ou c’est “C’est une femme d’exception”. Une expression horrible, cela signifie qu’on reconnaît l’exception, mais qu’on nie toutes les autres femmes derrière. » Autant de commentaires qui s’appliquent également aux solistes, aux interprètes, aux compositrices, aux metteuses en scène…
Comment peut-on faire évoluer la situation ? Que mettre en place ? Un travail collectif est à fournir, une autre éducation est à délivrer. Selon Hyacinthe Ravet, « il faut une politique volontariste, avec des financements, des quotas… en expliquant pourquoi ils sont nécessaires. Il faut aussi, à tous les niveaux, donner des modèles, et les encourager. Si une cheffe n’a jamais la baguette en main, elle ne deviendra jamais excellente. Si les œuvres d’une compositrice ne sont jamais jouées, on ne les entendra pas… » Et Mélanie Traversier de conclure : « Plus il y aura d’exemples féminins, qui ne seront plus des exceptions, plus les jeunes filles pourront se projeter. Ce ne sera plus un défi, de l’audace, ce sera normal. Qu’elles veulent être footballeuses, cuisinières, avocates ou compositrices… MeToo a lancé l’alerte auprès des instances et du grand public. Et surtout, du jeune public. On voit de plus en plus d’initiatives menées pour sensibiliser la jeunesse aux inégalités et différences de traitement. C’est bien, les générations à venir seront peut-être plus attentives et combatives ! »
(1) Que la Fédération Pro Europa Christiana, choquée par l’accoutrement masculin et la nudité de la Pucelle d’Orléans, a tenté de faire annuler, NDLR.
(2) En Belgique, la première fut Speranza Scappucci, nommée directrice de l’Opéra royal de Wallonie… en 2017.