Espace de libertés – Mai 2016

Médias et terrorisme: ad nauseam


Dossier
De l’arrestation de Salah Abdeslam à celle de Mohamed Abrini, en passant par le drame des attentats de Bruxelles, les médias ont produit des centaines d’heures d’émissions en direct et des milliers de pages. Tout un corpus d’actualité qui, considéré avec recul, comporte certainement une large part d’erreur ou d’impasse mais qui constitue un témoignage extraordinaire de cet épisode du terrorisme islamiste.

Nous sommes juste ébahis par l’abondance de ce récit d’une tragédie de notre époque: un matériel inouï à disposition des historiens du futur, mais dont nous sommes trop proches pour juger de la pertinence. Le traitement des attentats de Bruxelles et de leurs suites par les médias a provoqué de nombreux commentaires parmi le public. Des réseaux sociaux aux déjeuners en famille en passant par les conférences, le travail journalistique est au cœur de toutes discussions. La presse elle-même s’interroge et disserte sur la manière dont elle couvre les attentats, une mise en abyme qui en dit long sur l’ampleur de la remise en question de nos pratiques provoquée par cette actualité inouïe.

On en fait trop?

Une critique récurrente consiste à considérer que la presse en fait trop, certains estimant que cette couverture extensive ferait de la publicité aux terroristes, qui effectivement nous imposent plus une sanglante opération de communication qu’une véritable guerre. Il n’est toutefois pas douteux que si les médias minimisaient, voire taisaient l’événement, ils alimenteraient tous les fantasmes de complot, et manqueraient à leur mission d’intérêt général: ils doivent dire ce qui est, parce que le public a le droit de savoir.

On doit admettre que les longs directs, en particulier, peuvent donner le sentiment d’un étalage du drame.

On doit admettre que les longs directs, en particulier, par la répétition d’informations auxquelles viennent se greffer progressivement de nouvelles, ou par la parole de certains experts qui semblent parfois combler le vide plutôt qu’apporter un véritable éclairage, peuvent donner le sentiment d’un étalage du drame ad nauseam. La solution est pourtant simple: le public doit rester actif, il lui appartient d’éteindre la télé ou la radio pour passer à autre chose. Mais la sidération provoquée par un tel événement nous en empêche, et nous restons collés à l’écran, en communion avec la souffrance qu’il nous révèle. Est-ce une catharsis bénéfique, ou une angoisse destructrice? Chacun répondra pour soi.

Sans doute cette manière de suivre l’événement en direct, qui n’est plus l’apanage des médias audiovisuels mais se pratique également par les quotidiens sur leurs sites, est renforcée par la concurrence de l’univers nébuleux des réseaux sociaux où les journalistes professionnels cohabitent avec les informateurs –et les désinformateurs– les plus divers. Ces réseaux ont souvent la vraie primeur des infos et vraie exclusivité des images, car ils sont nourris par les témoins directs. Ils déversent en continu le meilleur comme le pire. La presse recoupe le contenu et débusque les rumeurs du net, et vice versa. Une sorte de double régulation s’instaure ainsi entre deux mondes: celui des journalistes et celui des communicateurs, celui de l’information claire qui se drape dans sa rigueur et sa déontologie, et celui de l’information sombre dont la liberté absolue se veut le credo.

Si des publications regrettables sont identifiables, la plupart des médias belges ont plutôt bien relevé le défi, et à l’heure où j’écris ces lignes, le Conseil de déontologie journalistique n’a enregistré aucune plainte directement liée à la couverture des attentats. Il est surtout frappant de constater que les journalistes ont pratiqué une forme d’auto-évaluation continue, citant leurs sources et commentant leur crédibilité, utilisant le conditionnel, rectifiant leurs erreurs, voire modifiant un projet de Une devant la réaction d’internautes heurtés. Les recommandations du CDJ sur l’information en situation d’urgence, édictées suite aux attentats de Paris de janvier 2015, semblent trouver quelque écho.

Très hostile à l’autorégulation, la chroniqueuse française des médias Clara Schmelck (1) voit pourtant dans cette autocritique une source d’angoisse supplémentaire pour le public, car elle confirmerait qu’il n’y a aucun moyen d’information fiable. Tout au contraire, il me paraît que révéler et assumer leurs propres erreurs crédibilise les médias. La transparence renforce la confiance plutôt qu’entretenir une folle illusion de perfection. Le premier devoir du journaliste est certainement le respect de la vérité, mais il doit avoir l’honnêteté de reconnaître la modestie de ses capacités à la connaître.

Là où je suivrai volontiers Clara Schmelck, c’est que cette autocritique ne doit pas devenir une licence pour propager n’importe quelle rumeur ou fausse information, en se disant que ce n’est pas grave puisqu’on la rectifiera ensuite, soit après avoir tiré le bénéfice de la pseudo-exclusivité. La tentation de publier des informations non recoupées pour claironner qu’il s’agit d’un scoop, en se préparant déjà à le démentir le lendemain, est une réalité dans certaines rédactions, et pas seulement en France. Or déontologiquement, la technique du «publions, on verra bien» est, faut-il le dire, totalement inacceptable.

Ou en fait-on trop peu?

L’épreuve du drame étant, espérons-le, derrière nous, les médias belges n’en ont pas moins un autre rendez-vous avec l’histoire. Ils se lancent à présent dans l’explication de l’événement, ils tentent de donner du sens à l’insensé, ils organisent le débat. Ils enregistrent les prises de positions de tous les acteurs de la société civile et politique, et ils auront sans doute à couvrir une périlleuse commission d’enquête parlementaire. L’heure est au commentaire et à l’analyse, un moment où le journalisme peut se démarquer du dark media évoqué plus haut, ces réseaux sociaux saturés d’experts de tout et de rien, où les idéologues et les pouvoirs avancent souvent masqués.

Moins rassurante est la capacité des médias, enfermés dans une équation économique qui les porte à suivre les courants dominants, à pouvoir jouer un rôle d’éclaireur dans des zones de réflexion inexplorées, voire de porteur de lumière dans l’obscurité qui nous a engloutis. La presse a une furieuse tendance à radoter, à ne donner la parole qu’aux mêmes, et à ruminer de manière obsessionnelle des débats certes légitimes, comme la question du voile ou du parcours de radicalisation, mais totalement instrumentalisés dans le contexte dangereux où nous vivons.

Notre préoccupation éditoriale reste fortement ethnocentrée, elle manque de recul, tant dans sa dimension spatiale qu’historique. On remuera ad nauseam cette abomination qu’est le terrorisme islamiste, en oubliant qu’il y a juste cinq ans, un nazi norvégien assassinait 69 jeunes gens près d’Oslo, ou qu’en 1980, un groupe d’extrême droite tuait 85 personnes dans la gare de Bologne. On trouvera presque normal de deviser avec des gens qui trouvent presque normal qu’on tourne la page de la Shoah et de tous nos génocides maison. Or si nous voulons comprendre l’irruption du mal chez nous aujourd’hui, il faut nous souvenir de celui que nous avons fait jadis, et regarder en face notre coupable tolérance envers l’injustice qui étreint l’humanité entière.

 


(1) Clara Schmelck, «Attentats de Bruxelles: la rumeur, produit journalistique par excellence», dans Intégrales Mag, 26 mars 2016.