Arrivés dans les années 60 en Europe pour fuir la répression des régimes arabes à l’encontre des islamistes, les Frères musulmans se sont rapidement adaptés aux réalités politiques européennes. Tout en prônant une lecture orthodoxe de l’islam, ils appellent à l’intégration des populations musulmanes européennes. Au-delà de cette volonté d’enraciner leurs revendications et leurs actions dans le contexte européen, ils continuent à s’inscrire dans l’idéologie islamiste, notamment en entretenant des liens avec les partis islamistes du monde arabe.
Existe-t-il en France et en Europe des islamistes nourrissant un projet politique à destination du Vieux Continent? Selon certains analystes, le mouvement des Frères musulmans, soupçonné d’alimenter la matrice idéologique de djihadisme contemporain, serait porteur d’un tel projet expansionniste. Mohamed Louizi, un ancien membre de la controversée Union des organisations islamiques de France (UOIF), semble d’ailleurs donner raison à cette interprétation quand il assure que l’organisation à laquelle il a appartenu défendait le concept de tamkine, à savoir d’hégémonie politique en Europe (2).
Or pour nous, loin de constituer un concept polémique et dépréciatif, l’islamisme renvoie à l’idéologie portée par des mouvements sociaux et politiques faisant référence à l’islam, disposant d’un programme politique, usant d’instruments politiques –élections, manifestations, pétitions, boycott…– dans un cadre défini qui est celui de l’État de droit. Il s’agit dès lors de cerner les contours de l’idéologie des Frères musulmans et de tenter de rendre compte de la dimension réellement islamiste de ces derniers en Europe.
L’islam politique des Frères musulmans: entre tribune politique et intégration des populations musulmanes
La présence d’organisations liées aux Frères musulmans en Europe est d’abord liée à l’exil des islamistes fuyant, à partir des années 60, la répression politique qu’ils subissaient dans leurs pays d’origine. Cette implantation est ensuite renforcée avec l’arrivée en Europe d’étudiants, sympathisants islamistes, venus y poursuivre leur cursus universitaire. En France, étudiants et réfugiés islamistes se retrouveront principalement au sein de l’Association des étudiants islamiques de France (AEIF), créée en 1963. Durant les années 70, la mouvance islamiste en Europe s’agrandit et se développe au gré des politiques répressives des régimes autoritaires des pays musulmans et est à l’origine de la création d’antennes de certains partis islamistes en exil. En 1971, la décision du Conseil constitutionnel turc d’interdire le Parti de l’ordre national de Necmettin Erbakan incite par exemple certains de ses responsables à créer le Milli Görüs en Allemagne, en France, puis en Belgique et en Autriche. Fondée en 1983, l’UOIF, se voulait également la représentante du parti islamiste tunisien, le Mouvement de la tendance islamique, plus connu de nos jours sous le nom d’Ennahdha (3).
Dans un premier temps, l’utilisation de l’espace politique européen comme lieu de contestation fut purement instrumentale.
Dans un premier temps, l’utilisation de l’espace politique européen comme lieu de contestation fut purement instrumentale. Il s’agissait de se servir de cette région comme d’une caisse de résonnance politique à l’encontre des régimes arabes et turc considérés par les islamistes comme des dictatures. Ces militants envisageaient leur présence comme provisoire, le temps de concevoir, à l’abri, une façon de réformer les régimes, dans l’hypothèse d’un retour une fois les régimes en question renversés. À la contestation de l’autoritarisme s’ajoutait un rapport critique à l’Europe passant par la dénonciation de l’impérialisme culturel, politique et éthique de l’Occident que les sociétés musulmanes étaient censées subir. Les tenants de cette posture faisaient alors reposer leur lecture de l’islam, d’une part, sur la réislamisation des immigrés –perçus comme «pervertis» par la société occidentale– et, d’autre part, sur la politisation du fait religieux, présenté comme un système englobant capable de résoudre les problèmes économiques, sociaux et politiques des musulmans. Ce discours n’a toutefois eu que peu d’impact sur les populations immigrées. Devant cet insuccès, une partie de ceux qui défendaient l’instauration d’un État islamique a changé de discours au début des années 90. Les organisations dans lesquelles ils se retrouvent se sont alors considérées comme des structures de représentation et de défense des intérêts des musulmans en Europe.
De la représentation et de la défense des musulmans européens à la tentation du lobbying musulman
Des associations liées organiquement aux Frères musulmans se sont, dans cette optique, liées aux générations émergentes de jeunes musulmans nés en Europe, et principalement à ceux en passe d’accéder à la classe moyenne: les étudiants. L’objectif étant de les réislamiser. C’est alors la posture adoptée par l’UOIF, par la Ligue interculturelle islamique de Bruxelles (LIIB), par la Communauté islamique d’Allemagne (Islamische Gemeinschaft in Deutschland, IGD) ainsi que par d’autres organisations s’inscrivant dans la méthodologie d’action frériste, comme le Milli Görüs turc.
À travers la création d’associations spécialisées ainsi que la construction et la gestion de lieux de culte, ils tentent de quadriller les activités et les populations musulmanes.
Les Frères musulmans ont poussé plus loin encore cette stratégie en créant la Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE), structure transnationale regroupant les activités des différentes branches nationales des Frères musulmans dans 28 pays. La FOIE s’entoure de plusieurs associations satellites –European Forum of Muslim Women, Forum of European Muslim Youth and Student Organizations, Islamic Relief, European Council of Fatwa and Research, etc.– chargées d’orienter les musulmans dans les différentes sphères de leur vie (4). L’ensemble de ses associations est fédéré au sein d’organisations européennes de jeunes, de femmes, d’imams regroupant les structures nationales des Frères musulmans. Leur intitulé évolue par la suite au gré de la prise de conscience de l’enracinement définitif des musulmans dans l’espace européen. Parallèlement, l’organisation frériste européenne crée, en 1992, à proximité de Château-Chinon, l’Institut européen des sciences humaines (IESH), traduction quelque peu déformée de l’intitulé arabe signifiant exactement «Institut européen des sciences islamiques » (5). Quelques années plus tard, en 1997, est créé, au Pays de Galles, l’institut chargé de former le public anglophone, l’European Institute of Human Sciences, désormais situé à Birmingham.
À travers la création d’associations spécialisées –jeunesse, étudiants, femmes, etc.– ainsi que la construction et la gestion de lieux de culte, ils tentent de quadriller les activités et les populations musulmanes. Si ces structures s’inspirent fortement des expériences islamistes de contestation dans les mondes arabe, turc et indo-pakistanais, le discours s’adapte à la sensibilité politique bien différente des musulmans nés en France. Ces associations militent pour l’intégration de ces derniers dans le paysage politique et social européen, en les appelant par exemple à s’inscrire sur les listes électorales (6). Les Frères musulmans défendent l’idée d’une «citoyenneté islamique», se proposant d’être des interlocuteurs privilégiés auprès des acteurs publics locaux et nationaux sur des questions aussi diverses que la pratique religieuse, le racisme ou les problèmes de délinquance dans les quartiers populaires, allant même jusqu’à vouloir développer «une déclinaison française de l’islam».
En France, l’UOIF s’engage ainsi aux côtés des collégiennes voilées expulsées en 1990 et fait émettre une fatwa (avis religieux) en condamnant les violences urbaines lors des émeutes de 2005. Au Royaume-Uni, ces associations tentèrent d’interdire la parution des Versets sataniques (1988) de l’écrivain britannique d’origine indienne Salman Rushdie. Dans de nombreux pays européens, elles appellent les musulmans à boycotter les produits danois en signe de protestation contre les caricatures du prophète Mahomet parues dans le journal Jyllands-Posten en septembre 2005. Ces actions leur permettent d’apparaître comme les organisations représentatives de la communauté musulmane dans un certain nombre de pays. Elles réussissent simultanément à s’imposer auprès des musulmans. Chaque année, la Muslim Association of Britain (MAB), l’UOIF et la LIIB, devenue la Ligue des musulmans de Belgique en 2005, organisent des rassemblements attirant non seulement des prédicateurs de renom –Tariq et Hani Ramadan, le Qatarien d’origine égyptienne Youssef al-Qaradawi ou le Koweïtien Tareq Al-Suwaidan– mais également des dizaines de milliers de personnes.
Bien plus qu’une structure de représentation, les Frères musulmans en Europe aspirent à devenir un véritable lobby, capable d’influer les politiques publics.
Pour les Frères musulmans, leur situation diasporique amène immanquablement les musulmans d’Europe à la perte de ce qui est présenté dans le discours frériste comme une «identité islamique». Il est par conséquent nécessaire de déployer les moyens de préserver l’identité religieuse dans les communautés immigrées musulmanes. Il s’agit d’organiser une communauté islamique définie par l’observance religieuse, ayant vocation à «ramener à la foi» et à regrouper l’ensemble des personnes d’origine musulmane. À cette fin, ils aspirent à négocier avec les pouvoirs publics divers accommodement juridiques pour que cette «communauté» dispose, à l’intérieur de la société, d’une forme d’autonomie lui permettant de respecter «les principes de l’islam», tels que la confrérie les conçoit (7). Bien plus qu’une structure de représentation, les Frères musulmans en Europe aspirent à devenir un véritable lobby, capable d’influer les politiques publics. C’est sans doute la raison pour laquelle, le siège de la FOIE, initialement implanté en Grande-Bretagne, est dorénavant fixé à Bruxelles, siège des institutions européennes, de l’OTAN, de représentations diplomatiques et de lobbys divers. Ces nouvelles structures ne cachent pas leur ambition d’influencer le débat et les politiques publiques en Europe. Elles aspirent vraisemblablement à drainer autour d’elles suffisamment de musulmans pour former une force électorale, en attirant des jeunes dans leur sillage et en constituant un «islamisme de la minorité».
C’est ainsi que la politique de recrutement des Frères musulmans cible principalement les campus universitaires. Des collèges et des lycées confessionnels «d’excellence» sont également créés avec pour objectif, selon leurs promoteurs, de constituer une élite qui servira par la suite de courroie de transmission des idées fréristes dans les sphères décisionnelles.
Dépasser les apories politiques des associations fréristes
Ces structures n’ont toutefois pas réussi à transformer leurs succès religieux et sociaux en influence politique. Il y a bien la volonté chez les Frères musulmans de peser dans le débat public et politique par une stratégie d’entrisme en appelant leur responsable à intégrer des partis politiques nationaux. Mais à chaque fois que ces structures ont tenté d’établir un rapport de force avec les pouvoirs publics, l’épreuve a tourné court. Ainsi, en 2004, en dépit des différentes manifestations organisées par des associations proches de l’UOIF rassemblant des milliers de personnes en France, la loi sur l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques a été votée. En Suisse, les associations musulmanes de la Ligue des musulmans ont, elles aussi, échoué à empêcher la votation sur l’interdiction des minarets, en 2009. Les différents appels au boycott des produits considérés comme «sionistes» –Coca-Cola, Levi’s, Nike, par exemple– en signe de soutien à la cause palestinienne n’ont été suivis que par une minorité de musulmans et ont été progressivement abandonnés.
Si ces structures proches des Frères musulmans restent des acteurs hégémoniques de l’islam européen, elles souffrent d’un déficit de légitimité croissant auprès des jeunes musulmans en raison de l’euphémisation volontaire de leur dimension protestataire. Nombreux sont les membres déçus par le manque de proactivité de leurs organisations, et qui, progressivement, ont décidé de les quitter. Dans ce cadre, un certain nombre de militants, souvent des trentenaires nés et scolarisés en Europe, ont décidé de prendre leurs distances avec ces organisations historiques et de créer des structures plus «compétitives».
Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) est sans doute l’un des exemples les plus emblématiques. Créé en 2003 pour pallier l’incapacité des associations traditionnelles à lutter contre la discrimination musulmane, le CCIF a opté pour une professionnalisation de son personnel. Il s’agissait en effet de rompre avec l’amateurisme des anciens, jugé partiellement responsable de l’inefficacité des actions musulmanes en Europe. Le collectif a recruté des juristes spécialisés en droit du travail, en droit administratif ou encore en droit européen, et a décidé d’ester en justice à chaque fois qu’elle constatait un acte islamophobe. Son objectif, en multipliant les actions judiciaires, est de montrer que les actes antimusulmans sont en constante augmentation. Il tente ainsi d’établir un rapport de force, à travers une stratégie de l’affrontement.
À chacune de ses interventions médiatiques, l’ex-porte-parole du CCIF, qui fut jusqu’en février 2016 conseiller islamophobie au sein de l’OSCE, Marwan Muhammad, qui partage par ailleurs des accointances idéologiques avec Tariq Ramadan (8), est coaché par des spécialistes de la communication. Il n’hésite pas à solliciter des financements de l’Open Society Institute, du milliardaire américain George Soros, pour financer par exemple des campagnes d’affichage présentant les musulmans comme aussi des enfants de la nation. Loin de se cantonner à l’Hexagone, l’influence de Marwan Muhammad s’exporte à l’étranger, notamment en Belgique, où il a publié un rapport sur les discriminations dont il est l’auteur pour le Réseau européen contre le racisme (European Network against Racism, ENAR).
Une autre structure en France tente également de dépasser les apories idéologiques et politiques des associations de tendance «Frères musulmans». Il s’agit de Fils de France. Reprenant les réflexions de Tareq Oubrou, imam de la mosquée de Bordeaux (9), dont il est un proche, Camel Bechikh, membre de l’UOIF, tente quant à lui de proposer une théologie de l’acculturation, allant plus loin que les Frères musulmans première génération sur la question de l’intégration. Il appelle non seulement à débarrasser l’islam européen de ses oripeaux traditionnels en francisant la pratique de l’islam, mais également à développer le patriotisme français dans le cœur des fidèles musulmans de l’Hexagone.
Si les Frères musulmans européens ont officiellement abandonné toute idée de prise de pouvoir dans les pays arabes à partir du Vieux Continent, force est néanmoins de constater que l’on assiste chez eux à un «retour du refoulé islamiste». En effet, ils ont toujours entretenu des relations ténues avec les «confrères» du monde musulman. Cette «appétence islamiste» s’est intensifiée au lendemain des révoltes arabes et l’accession au pouvoir des islamistes dans certains pays arabes (Maroc, Tunisie, Égypte). De nombreux membres de la FOIE ou gravitant dans la nébuleuse frériste d’origine tunisienne ont réintégré les rangs du parti Ennahdha. Abdelmajid Nejjar, enseignant à l’Institut européen des sciences humaines, Meherzia Labidi, proche de l’UOIF, ou encore Walid Bennani, membre de la Ligue des musulmans de Belgique ont été élus députés sur les listes d’Ennahdha.
Ou encore Oussama Sghaier, membre de la branche italienne des Frères (Unione delle communità e organizzazioni islamiche in Italia) et actuel porte-parole du parti islamiste tunisien.
Si ce retour était motivé par des raisons idéologiques, il est également fondé sur des raisons pratiques. En effet, l’accession au pouvoir d’Ennahdha en Tunisie, en 2011, a représenté une opportunité politique et d’ascension sociale d’autant plus importante que l’exil avait été souvent synonyme de déclassement.
En outre, il n’était pas rare que lors des rassemblements de musulmans en France, en Belgique ou encore en Grande-Bretagne, des personnalités islamistes soient invitées, telles que Rached Ghannouchi, le chef du parti Ennahdha, ou Aboujedra Soltani, ancien président du Mouvement pour la société et la paix. Régulièrement, le vice-président d’Ennahdha, Abdelfattah Mourou, se rend lui aussi en Belgique pour y assurer la direction de la prière du vendredi dans une mosquée bruxelloise.
Bien qu’ils défendent une vision européenne de l’islam, les Frères musulmans n’ont pas abandonné l’idée de devenir une force hégémonique capable d’influencer les pouvoirs publics. Or, en dépit du fait qu’ils sont des acteurs du paysage islamique européen et qu’ils disposent d’une capacité de mobilisation importante, leur influence supposée sur les musulmans reste marginale.
(1) Cet article, initialement publié dans la revue Questions internationales n°78 (mars-avril 2016), est ici reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
(2) Mohamed Louizi, Pourquoi j’ai quitté les Frères musulmans, Paris, Michalon, 2016.
(3) Samir Amghar (dir.), Islamismes d’Occident. État des lieux et perspectives, Paris, Lignes de repères, 2006.
(4) En France, on voit alors émerger, entre autres, les Étudiants musulmans de France (EMF), Les Jeunes Musulmans de France (JMF), les Imams de France, L’Association médicale Avicenne de France (AMAF), ou encore la Ligue française de la femme musulmane (LFFM).
(5) Franck Frégosi, Penser l’islam dans la laïcité, Paris, Fayard, 2011.
(6) Samir Amghar, L’islam militant en Europe, Paris, Infolio, 2013.
(7) Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, Paris, Gallimard, 2012.
(8) Professeur d’études islamiques à l’Université d’Oxford, il s’est imposé comme un leader communautaire auprès des jeunes musulmans européens, surtout francophones. Prônant une lecture «réformiste» de l’islam, il appelle les sociétés européennes à une meilleure reconnaissance de l’islam dans l’espace public.
(9) John Bowen, L’islam à la française, Paris, Steinkis, 2011.