Espace de libertés – Mai 2016

De la mixité à la citoyenneté


Dossier
Itinéraire d’une école schaerbeekoise.

Comment vivre ensemble alors que nous avons des croyances, cultures, origines différentes? Telle était la question qui me guidait en 2004, lorsque j’ai décidé d’enseigner dans le secondaire. Pour faire dialoguer sur les idées, les possibilités n’étaient pas nombreuses. Je pouvais me diriger vers le réseau officiel, avec le lourd handicap que, suivant une certaine vision de l’égalité, on avait décidé de séparer les élèves selon leurs affiliations convictionnelles. Je pouvais également me diriger vers le libre catholique où on gardait les élèves ensemble et où on les faisait régulièrement dialoguer, mais avec une perspective clairement orientée. J’ai choisi la seconde option, mais en présentant mes intentions: que, dans mon approche interconvictionnelle, tout le monde ait la même position. Pas question donc de préséance du christianisme, ni de l’islam, ni d’une certaine idée de la laïcité. J’ai proposé mes intentions au «vicariat», puis mon projet à la direction d’une école de Schaerbeek. Ils ont tous deux accepté.

De la religion à l’interconvictionnel

J’ai donc commencé en 2004 à Helmet avec l’idée de permettre, dans une école multiconvictionnelle à majorité musulmane, de mieux comprendre les autres tout en parcourant un chemin pour se construire et se comprendre soi-même. Les quatre premières années de mon travail d’enseignant ont été surtout marquées par le contexte «post-2001», et notamment par de nombreuses discussions sur le port du voile. L’école de l’époque était le théâtre de multiples tensions en salle des profs ainsi qu’avec les élèves. Ce contexte était violent. Les uns avaient le sentiment que les valeurs démocratiques occidentales étaient mises en danger par les musulmans et «leur port du voile». Les autres voyaient dans un certain islam la possibilité d’affirmer leur égalité, leurs opinions, leur liberté et ne comprenaient pas au nom de quelle démocratie il était possible de les en empêcher. De mon côté, je me suis surtout rendu compte que les identités de mes élèves étaient mixées. Entre la belgitude, l’islamité, l’arabitude et bien d’autres facteurs présents à l’intérieur de chacun d’entre eux, il y avait un dialogue à faciliter. Mon travail nécessitait d’écouter les jeunes, de les aider à approfondir ce en quoi ils se sentaient belges, immigrés, musulmans… de les aider surtout à faire des ponts entre ces parties d’eux-mêmes qui étaient jusque-là trop souvent séparées.

Dialoguer, et après?

Pour bâtir ensemble une société, se parler ne suffit pas. Il faut également vivre des aventures, se construire ensemble.

Aujourd’hui, j’estime que ce travail interconvictionnel était important, mais insuffisant. Ouvrir le dialogue, panser les blessures, reconnaître les identités, pointer les différences et les ressemblances… tout cela est essentiel. Mais, pour bâtir ensemble une société, se parler ne suffit pas. Il faut également vivre des aventures, se construire ensemble. Pour prendre conscience de cette évidence, il m’a fallu l’expérimenter.

À l’époque, dans cette école bruxelloise, nous connaissions une recrudescence des petites violences. Point de coups de couteau, vraie délinquance ou grand banditisme, mais une tendance croissante aux petites incivilités, aux tags, aux dégradations, aux vols, aux insultes et aux bagarres à la sortie de l’école. Pour endiguer le phénomène, nous avons cherché des stratégies et sommes tombés sur l’idée de l’ « école citoyenne » (1). Quoi de plus normal, se dirait-on? Contre la violence: la citoyenneté. C’est là un des fondements de notre société. Et pourtant, la chose n’était pas évidente. Car si l’école est prompte à dire l’égalité, les droits, la liberté, elle a beaucoup de mal à les mettre en pratique.

Justice réparatrice, valorisation et conseil de citoyenneté

À rebours du fonctionnement traditionnel, nous avons donc tenté, dans le quotidien et avec les élèves, de faire vivre le concept de citoyenneté. Contre les violences, nous avons commencé par travailler les règles. Plutôt que le rapport froid à un règlement d’ordre intérieur touffu et mal construit, nous avons distingué les règles de respect, construites par tout le monde et largement mises en avant, et les autres normes de l’école dont les adultes seuls ont la responsabilité, puisqu’elles sont de leur domaine de compétence, celui de faire apprendre. Nous avons ensuite tenté d’appliquer tout cela de manière équitable, en mettant en pratique les principes de la justice réparatrice. Prenant le temps pour gérer les incivilités, ces dernières devinrent autant d’opportunités de rebondir sur ce qui avait été détruit, d’utiliser la sanction comme levier de vivre ensemble. La justice réparatrice suppose de profiter de la sanction pour réparer le dommage causé, mais également pour réhabiliter le jeune incriminé, pour que, du «mauvais garçon qui a osé», il devienne «celui qui a fait une bêtise mais qui s’est racheté».

Cadrer et sanctionner est une chose mais, pour éduquer, il est également nécessaire de valoriser. Nous avons donc mis en place une évaluation comportementale transversale. Comprenant des compétences scolaires et de vivre ensemble, celle-ci permettait de mettre en avant les élèves, non pour leurs résultats, mais pour leur comportement. Ceux qui, parmi eux, avaient les distinctions de cette évaluation bénéficiaient dorénavant d’une parole différente dans l’école, tout comme de responsabilités nécessitant la confiance de l’institution. L’évaluation s’intégrait dans une attention plus générale à donner de nouveaux rôles aux élèves dans l’établissement: pour encadrer les événements collectifs, pour gérer les problèmes des plus petits, pour transmettre leurs expériences et leurs avis. Cette politique, dite «du grand frère», a renforcé entre nos élèves des liens de type familiaux, avec tout le potentiel de solidarité qui les accompagne.

Et puis, clé de voûte de l’édifice, nous avons surtout décidé de jouer le jeu du dialogue avec les jeunes. Autant que faire se peut, les collègues partenaires et moi-même leur avons donné la possibilité de s’exprimer sur ce qu’ils vivaient, sur les problèmes qui les concernaient. Nous avons également utilisé cet outil démocratique fondamental qu’est le conseil, ce lieu où, comme l’a un jour expliqué une déléguée, «on arrive avec des idées qui représentent notre année, on se rend compte qu’elles ne conviennent pas pour toute l’école, on y réfléchit ensemble et on arrive enfin à une solution à laquelle personne n’avait pensé et qui est meilleure pour tout le monde». À partir de cette intelligence collective, nous avons piloté l’ensemble du projet, pour et avec les élèves. Nous avons ainsi vu l’école se transformer en un lieu où les tags se faisaient moins nombreux, les bagarres se raréfiaient, les projets se multipliaient, les liens se renforçaient.

Frilosité professorale

Le «nous» dont je fais ici un large usage était pourtant assez fragile, car la communauté des adultes, qui avait presque unanimement salué l’idée citoyenne initiale du projet, s’est vite faite plus frileuse lorsque celui-ci est devenu concret. Pour le «maître-enseignant» dans lequel se reconnaissaient pas mal de mes collègues, il n’est en effet pas évident de laisser des responsabilités aux élèves. Et puis, construire avec les jeunes, c’était souvent travailler dans l’urgence, dans la confiance encadrée, assez loin finalement d’un monde trop «adulte» qui a tendance à vouloir tout contrôler. Enfin, le dispositif nécessitait un réel travail collectif. Dans un environnement professoral où chacun a la maîtrise de son local, le fait de tout à coup mettre de la coordination et de la transversalité fut sans conteste le défi le plus dur à relever. Conséquence: à mesure que les jeunes s’impliquaient dans le projet, une partie des adultes s’en désaffiliait.

Du côté des élèves, rien de tout cela n’a pourtant empêché aux dynamiques en présence de donner à l’identité de l’école une allure «dorée», qui plus est teintée de citoyenneté. Nos jeunes immigrés voyaient désormais, beaucoup plus massivement, l’école comme un endroit bienveillant, comme un lieu où «il y a moyen» de bouger, de s’épanouir, d’exercer son pouvoir et d’agir. En plus d’être apaisé, l’établissement leur offrait la possibilité d’inventer de nouveaux rôles, de nouvelles places, loin des stéréotypes du «chouchou» ou du caïd.

Des identités personnelles à la citoyenneté collective

Au niveau des identités, et notamment des identités religieuses, l’»école citoyenne» s’est vite révélée comme le «pendant» du travail que je menais dans mon cours interconvictionnel. Ce dernier permettait de dialoguer sur les croyances et de «faire connaître et reconnaître» les identités en présence. L’école citoyenne non seulement poursuivait ce travail, mais construisait en même une culture commune, emmenant les élèves avec nous dans une aventure porteuse d’épanouissement et de construction identitaire, le tout en lien avec les valeurs démocratiques.

De tout ce parcours, j’en arrive à une conclusion centrale. Face à de nombreuses problématiques contemporaines comme l’individualisme, les violences, le harcèlement, le décrochage, la radicalisation, le dialogue interreligieux ou l’usage des nouveaux médias, les solutions ne sont peut-être pas si compliquées que cela. Plutôt que de dire la citoyenneté en faisant le contraire et passer pour une hypocrite, l’école ferait bien de la mettre réellement en pratique. Cela requiert quelques moyens et un peu de talent. Et demande d’accepter que l’éducation et l’apprentissage du vivre ensemble soient au moins aussi importants que l’enseignement.

 


(1) L’école citoyenne est un projet issu de la dynamique du MIEC (Mouvement des institutions et des écoles citoyennes).