Espace de libertés – Mai 2016

Cette bonne vieille «invasion arabe»


Libres ensemble
Charles Martel n’est pas mort. Au détour d’une phrase, le pape en personne a ressuscité sa mémoire en évoquant une «invasion arabe». Quiproquo?

En mars dernier, La Vie faisait sensation en mettant à la une un entretien-choc avec le pape François. Une «délégation d’acteurs du christianisme social» avait été reçue au Vatican. L’hebdomadaire français en assurait le compte rendu. Il y était question de réflexions du souverain pontife sur l’Europe, la laïcité ou encore la mondialisation. C’est dans ce cadre que François tint des propos «ni verrouillés par un service de communication, ni formulés en langue de bois» où les mots «invasion arabe» furent prononcés. «C’est un fait social», avait ajouté le pape.

Un beau bordel suivit

Aussitôt, La Vie a sorti le parapluie. «La Vie», pouvait-on lire dans ses colonnes le 2 mars, «n’y voit pourtant pas une adhésion du pape François, souvent présenté comme un pape “progressiste”, au concept de “grand remplacement” défendu par l’extrême droite». C’est que, sortie de son contexte, la citation papale avait aussi sec été récupérée par l’extrême droite française. Le maire de Béziers Robert Ménard se réjouissait ainsi de l’emploi du terme «invasion», s’appliquant au passage à informer Sa Sainteté «que la majorité des Arabes est musulmane». Quant au FN Joffrey Bollée, il affirmait que le pape venait d’inventer le «concept d’invasion positive»… Diable!

Mais ce n’était pas tout. Pour tout arranger, le pape avait engagé la France à «devenir un État plus laïque». «Votre laïcité est incomplète», avait-il décrété. L’affirmation fit immédiatement les choux gras de Ménard et de Bollée… Peu importe –comme l’affirma La Vie– que le pape ait voulu ainsi encourager «une laïcité saine [qui] comprend une ouverture à toutes les formes de transcendance, selon les différentes traditions religieuses et philosophiques».

Bref, cet entretien truffé de malentendus constituait assurément une bombe que le journal Le Monde, lequel appartient au même groupe de presse que La Vie, se fit fort à son tour de désamorcer. «Personne ne conteste l’exactitude du verbatim “invasion arabe”, écrivait la journaliste Cécile Chambraud. En revanche, c’est l’interprétation qui a déclenché la controverse.» Dès lors, La Vie et Le Monde n’ont eu de cesse de chanter en chœur les louanges d’un pape qui croit dans le dialogue avec l’islam, prône l’accueil des réfugiés, vante une Europe séculaire faite et tissée par les migrations. «Le pape de Lampedusa n’est pas le pape du Front national.»

Un rétropédalage fébrile

On entrevoit la logique temporelle de cet apparent quiproquo. Premièrement, le pape a évoqué cette «invasion barbare» dont l’herméneutique a pu échapper à ses interlocuteurs (c’est ce qu’on a pu lire ici et là). Deuxièmement, La Vie a «anglé» l’entretien avec le souverain pontife en insistant sur quelques mots volontiers psychotiques, croyant ainsi s’adjuger un scoop planétaire. Troisièmement, le sang du Vatican n’a fait qu’un tour. Le père Federico Lombardi, son porte-parole, a ainsi affirmé au journal français La Croix que «le pape n’a pas parlé d’une “invasion violente ou préoccupante”«. On respire.

Mal prise, La Vie s’est derechef lancée dans un rétropédalage fébrile. «Cette polémique», relevait sans rire le directeur de sa rédaction Jean-Pierre Denis, «a sans doute contribué à masquer l’une des véritables nouveautés de ce long entretien: alors que les catholiques français sont de plus en plus marqués à droite, c’est une forme de réhabilitation des catholiques de gauche, qui étaient personnae non gratae au Vatican depuis des décennies».

Pour faire barrage à l’extrême droite, une partie de la gauche a logiquement renvoyé l’ascenseur au pape en prenant son parti. Ainsi, pour Philippe de Roux, fondateur du courant des Poissons roses au PS français et organisateur de l’entrevue, «le pape a bien dit “invasion”. Mais s’il a pris ce mot-là, c’est parce qu’il est dans notre imaginaire». Un imaginaire débordant, en loccurrence.

Une expression clivante et… invasive

Les mots «invasion arabe» sont par définition clivants. On se rappelle de cette vidéo qui évoquait une Bruxelles majoritairement arabe, et donc musulmane, en 2050. On se souvient tout autant d’Anders Behring Breivik qui se disait engagé dans une croisade pour «sauver la Norvège et l’Europe de l’Ouest face, entre autres […], à une invasion musulmane». Gisèle Orebi, mieux connue sous le nom de plume de Bat Ye’or («fille du Nil» en hébreu), a elle aussi fait de l’»invasion musulmane» son fonds de commerce. Dans Eurabia, elle décrit un monde arabo-musulman conquérant en passe d’écraser l’Europe décadente. Laquelle aurait négocié cher et vilain son appui à la Palestine et l’ouverture de ses frontières méditerranéennes aux migrants pour finalement accorder son feu vert à l’islamisation de sa population. Grossier, ce scénario est devenu un classique de l’extrême droite. Mais il fait également peur aux «simples» chrétiens d’Europe, ce que Daech a bien compris. Les services de renseignements italiens ont ainsi intercepté des conversations téléphoniques dans lesquelles l’État islamique menace de faire venir en Europe 500 000 à 700 000 migrants afin de la frapper «psychologiquement».

Mais l’invasion arabe est aussi un repoussoir que peuvent utiliser à demi-mot des esprits bien-pensants. Ainsi, dans les colonnes du Soir, Monseigneur Antoine Audo, évêque d’Alep et président de Caritas Syrie, a-t-il pris en 2015 ses distances vis-à-vis d’un accueil trop généreux des migrants. À la réflexion «certains leaders européens disent qu’ils accepteraient d’accueillir des réfugiés, mais uniquement des chrétiens…», il répondait: «Le Pape a lancé un appel à accueillir tout le monde. Cet accueil de tous reste fondamental pour l’Église. Par contre, j’appelle le peuple chrétien d’Occident à adopter un état de veille. Il faut que l’Europe garde son cachet chrétien. Il ne faut pas céder le terrain à des conquérants, à des gens qui prétendent envahir la chrétienté à n’importe quel prix.» Objection du journaliste: «Ici, on parle de réfugiés, pas de conquérants…» Et Mgr Audo de conclure l’entretien: «Oui, bien sûr. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas être attentif au danger. Les Européens sont d’une grande naïveté. Il ne faut pas brader l’histoire chrétienne de l’Europe.»