Un entretien avec Françoise Tulkens
Sur la question des libertés et des droits humains, Françoise Tulkens en connaît un rayon. Ancienne présidente de la branche francophone de la Ligue belge des droits de l’homme, présidente honoraire de la Fondation Roi Baudouin et surtout ancienne juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme (entre autres), elle est, sur le sujet qui nous occupe, une référence et un «avis autorisé».
Dès lors que la montée du danger terroriste s’accompagne, forcément, de mesures de sécurité, il était intéressant de débattre avec elle des limites qui séparent la sécurité du sécuritaire et, partant, de la préoccupation des libertés individuelles dans un contexte où la menace exige que la population soit protégée.
Espace de Libertés: Depuis le 11 septembre 2001, on a assisté à l’irruption d’une panoplie de législations antiterrorisme, dont certaines restreignent les libertés. Ont-elles démontré leur efficacité?
Françoise Tulkens: C’est évidemment la première question que l’on se pose après les attentats odieux qui nous ont bouleversés, même si nous savons qu’une efficacité absolue est impossible. Mais, attention, ce n’est pas seulement avec des lois répressives que l’on va changer les mentalités, les attitudes, les cultures. Les événements que nous avons vécus demandent une réflexion approfondie, solide, forte, sur les raisons de tout ce qui s’est passé, le pourquoi et le comment. La question des droits de l’homme est évidemment aussi au cœur du débat, car les risques d’atteintes aux droits fondamentaux existent. Ici, il faut être clair. Les États doivent bien sûr protéger la vie des personnes. La Convention européenne des droits de l’homme le dit expressément: «Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi.» (art. 2). Mais, en même temps, les législations antiterroristes doivent aussi respecter les droits fondamentaux et, notamment, l’interdiction de la torture ainsi que des traitements inhumains ou dégradants (art. 3) qui est une interdiction absolue, même en cas de guerre ou de danger public menaçant la vie de la nation (art. 15). Les États sont donc soumis à une obligation en deux parties qui se doivent l’une et l’autre respect mutuel.
Est-ce qu’il est légitime de faire un choix entre les droits individuels garantis et ces limitations des droits pour garantir la sécurité de tous?
Non, je pense que c’est une fausse opposition que l’on présente trop souvent. Opposer la sécurité aux droits humains, comme si ceux-ci constituaient des obstacles insurmontables pour la sécurité, est trop facile et j’aurais même envie de dire que c’est de la paresse intellectuelle. Les États ont assez de ressources pour mener les deux exigences de front. De la même manière, j’avoue que je suis fatiguée d’entendre dire que les droits fondamentaux, auxquels notre pays comme tous les États européens ont adhéré, c’est pour les «militants» des droits de l’homme, c’est-à-dire les laxistes, pour ne pas dire les bisounours. C’est n’avoir rien compris. Le respect des droits humains, des droits fondamentaux, nous concerne tous. Évidemment, c’est plus difficile, plus complexe de penser ainsi et c’est beaucoup plus simple de ranger les personnes dans des catégories et de les opposer les unes aux autres. Mais cela n’amène à rien.
Avez-vous l’impression que dans ce cadre, des libertés ont été rabotées depuis une quinzaine d’années?
Oui, je le pense. Dans le champ du procès pénal, les exigences du procès équitable comme la présomption d’innocence ou les droits de la défense font partie de l’État de droit. Ce sont des garanties fondamentales précisées par tous les textes universels et régionaux de protection des droits de l’homme. Nous devons résister à la tentation de les affaiblir au nom d’une efficacité qui n’en sortira certainement pas renforcée, au contraire. Oui, il y a aussi des risques pour les libertés. Les exemples que j’ai en tête sont souvent liés au pénal puisque je viens de ce monde-là. Je pense ainsi à la libération conditionnelle qui, depuis des années, se voit sensiblement réduite. Voilà bien une illusion de sécurité que l’État entretient, contrairement à toute logique. La libération conditionnelle n’est pas un privilège ni une faveur. C’est une mesure d’exécution de la peine qui prépare progressivement à la sortie. Il ne s’agit pas d’angélisme ni de bonté d’âme –le pénal n’a rien à voir avec cela. C’est du réalisme. Si nous voulons une efficacité renforcée, il faut prendre le problème à la racine. Préfère-t-on des sorties sèches dont on sait qu’elles amènent tout droit à la récidive? Un autre exemple, la question des peines incompressibles, sur laquelle le débat reprend aujourd’hui comme si on n’avait rien entendu du monde pénitentiaire. «Si des hommes entrent en prison, après 20 ans de réclusion, des fauves en sortent», disait brutalement un directeur de prison. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que des peines de prison à perpétuité pour lesquelles il n’y a aucune possibilité en droit et en fait de réexamen en cours de détention constituent des traitements inhumains et dégradants. Une personne qui, à l’âge de 20 ou 30 ans, a été condamnée à perpétuité sera-t-elle encore la même 40 ou 50 ans plus tard? Le penser revient à désespérer de la nature humaine et priver le détenu de tout «droit à l’espoir».
Est-ce que dans une société mondialisée comme celle qu’on a aujourd’hui, la lutte contre le terrorisme peut se mener encore à un niveau national?
Mais non, c’est évident que non. Il faut une collaboration étroite entre tous les services policiers et judiciaires, au niveau national évidemment mais aussi au niveau européen et international. Ce qui n’est pas toujours facile car chacun tient parfois à son pré carré.
On voit que la radicalisation des jeunes est un processus très rapide. Selon vous, existe-t-il une parade?
C’est vraiment une question difficile et délicate sur laquelle on ne peut pas improviser. J’entends certains autour de moi soutenir que ce sont surtout des personnes précarisées qui se seraient radicalisées…
De nombreux exemples montrent qu’il n’y a pas que des précarisés.
… Je suis d’accord avec vous. Ceci montre bien que la réalité est complexe et ne permet pas des analyses unilatérales. Des parades? Ce ne sont certainement pas uniquement des réponses d’ordre juridique ou exclusivement répressives qui pourront agir sur ce phénomène. Il faut mieux comprendre la situation pour aller plus loin, au fond des choses.
La réponse que l’on préconise souvent, c’est une action commune des différentes religions. Pensez-vous que les religions détiennent la clé du problème?
La clé ultime, unique, certainement pas. Une des clés, oui. La religion ou plus exactement les religions font partie de la vie sociale, il faut en tenir compte et le respecter. La liberté de religion, qui est liée à la liberté de pensée et de conscience, est «un bien précieux» aussi bien pour les croyants que pour les athées et les indifférents, comme le répète la Cour européenne des droits de l’homme. Si les religions se mettent ensemble, c’est très bien, car elles doivent aussi prendre leur part du problème et de sa solution. Il y a peut-être un reproche que l’on pourrait nous faire à nous-mêmes, celui d’avoir ces dernières décennies un peu oublié, voire déserté, le fait religieux.
Dans le même ordre d’idées, est-ce que vous trouvez que les musulmans devraient sortir et dire «Not in my name»?
Oui, bien sûr. J’ai lu récemment dans la presse une intervention de Radouane Attiya et Michaël Privot. Leur texte est magnifique, en disant justement: «Pas en notre nom». Le président de l’Exécutif des musulmans de Belgique, Salah Echallaoui, a été très net et ferme sur ce terrain. Ses interventions courageuses ces dernières semaines ont été dans le même sens.
Vous avez participé à la commission Marcourt sur la formation des imams. Qu’est-ce qu’il faut en retenir? En France, il semblerait que ce soit un fiasco complet.
Vous me dites que, selon la presse, les imams n’auraient pas participé en France aux formations proposées. Cela devrait être analysé sérieusement.
Mais donc cela n’a pas été évoqué?
La commission est partie d’une demande de l’Exécutif des musulmans de Belgique estimant qu’il fallait répondre à une insuffisance de formation des imams, des conseillers islamiques (dans les prisons, les IPPJ, les hôpitaux, l’armée), les professeurs de religion islamique, les acteurs socioculturels, sans oublier l’élite intellectuelle musulmane. Il y a eu un consensus au sein de la commission sur la nécessité urgente d’assurer des formations solides pour ces différents publics cibles, l’objectif étant la reconnaissance d’un islam de Belgique. La commission a recommandé la création d’un Institut pour le développement des formations sur l’islam qui pourrait être créé prochainement en Communauté française. Si l’expérience française a été un fiasco, l’institut devra l’analyser et en tirer les leçons.
Oui, mais il n’y a aucune contrainte.
On verra. Les personnes comme les institutions changent mieux par la persuasion que par la contrainte…
À partir de 2020!
Non, à partir d’aujourd’hui. Il y a urgence et les questions de la formation sont désormais à l’agenda politique. Bien sûr, il faut encore et toujours réfléchir, mais il faut aussi avancer car des générations ne peuvent être perdues.