Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (1), l’ouvrage de Jean Birnbaum, récemment paru au Seuil, ouvre multitude de débats. Et remet en question nombre de certitudes d’une gauche qui croyait en avoir fini avec les croyances religieuses.
Jean Birnbaum, rédacteur en chef du Monde des Livres, a grandi dans la mémoire de la guerre d’Algérie, qu’il évoque d’ailleurs dans son ouvrage, pour être l’un des premiers malentendus entre la gauche et l’islam. «Ce livre est une tentative de creuser les contradictions d’une pensée de gauche, dont je suis moi aussi l’héritier», explique-t-il. Ce malentendu entre pensée de gauche et islam, il l’illustre dès le premier chapitre, en rappelant les déclarations de François Hollande et de son ministre des Affaires étrangères, après les attentats de Paris, affirmant que ceux-ci n’avaient «rien à voir avec l’islam » (2), montrant par là combien la dimension religieuse est systématiquement minimisée par la gauche. Il faudrait nuancer une telle assertion: l’islam, ce n’est pas «que» ça. Il existe autant d’interprétations de l’islam qu’il y a de lectures du Coran. Donc, l’islam, c’est aussi «ça», d’autant qu’il a jusqu’à présent échoué dans ses tentatives de modernité, dont le radicalisme en est le plus farouche opposant: «Toutes les religions sont travaillées par des crispations doctrinaires, et c’est particulièrement vrai pour le monde arabo-musulman», reconnaît Jean Birnbaum, se référant au philosophe Christian Jambet et à ses travaux sur la philosophie islamique qui intègre le religieux dans la pensée rationnelle, au lieu de l’opposer. «En ne prenant pas le religieux au sérieux, les intellectuels n’ont pas suffisamment soutenu les musulmans qui essaient de soustraire leur foi au fanatisme.»
La question de la religion dans les révoltes arabes
Jean Birnbaum revient sur l’épisode de la guerre d’Algérie, largement marquée par une lecture marxiste des événements, où les combattants du Front de libération nationale ont longtemps été associés à des révolutionnaires qui combattaient le colonialisme et dont les convictions religieuses restaient anecdotiques aux yeux des Occidentaux. Pourtant, dès le début, certains intellectuels, dont Pierre Maillot, ont attiré l’attention sur l’islamisation mise en place par le nouveau pouvoir en Algérie: l’officiel combat contre la colonisation en cachait un second, plus profond, visant à chasser les infidèles de la terre d’islam… Jean Birnbaum pose alors l’inévitable question: le «socialisme» algérien n’avait-il de réalité que dans la tête de la gauche occidentale? La réponse se trouve dans les propos du président Ben Bella, lors d’un entretien au Monde le 4 décembre 1980, où il dira combien la foi et l’islam l’ont aidé dans ses combats, reléguant le nationalisme loin derrière, le qualifiant même d’»invention de l’Occident » (3).
La révolution en Iran a peut-être eu le mérite de jouer cartes sur table en s’autoproclamant spontanément islamique. Michel Foucault, envoyé sur place pour réaliser un reportage à l’époque, insistera sur cette dimension religieuse, lui aussi à contre-courant de la plupart des penseurs de gauche, qui croient encore à une révolution contre l’impérialisme et ses injustices économiques. Pourtant, politique et religion ne feront qu’un et la révolte aboutira à la création de l’État islamique. Et si, dans son livre, Jean Birnbaum n’évoque pas les printemps arabes, c’est pour la même raison: «J’avais écrit un article au Monde, intitulé “Islamisme, le sourire du spectre”, en faisant référence à Foucault. On m’a traité d’oiseau de mauvais augure… Pourtant les printemps arabes aussi sont devenus religieux. On y trouve toutes sortes d’excuses, d’enjeux géopolitiques, économiques, sociaux… qui existent, bien sûr, mais la seule énergie en est l’énergie religieuse. La vraie question, c’est celle de l’autonomie spirituelle d’un mouvement comme Daech.»
De l’incapacité de la gauche à prendre la religion au sérieux
Jean Birnbaum remonte alors aux principaux maîtres à penser de la gauche, dont Marx, qui n’a pourtant jamais sous-estimé l’importance de la religion, au contraire: «Si la religion est la grande affaire de Marx, c’est que sa pensée est d’abord une pensée de l’aliénation, écrit-il, et qu’à ses yeux la “détresse spirituelle” constitue l’aliénation par excellence […] et tout l’effort de Marx consistera à surmonter cette scission intime afin de réconcilier l’homme avec lui-même. […] Penser l’émancipation, c’est d’abord penser l’aliénation. La religion étant la mère de toutes les aliénations, plus son emprise est forte plus la perspective de l’émancipation paraît lointaine. » (4) Une lecture qui permet aussi de se poser la question de la possibilité d’un dépassement de l’aliénation dans nos sociétés contemporaines vidées d’horizon politique. Les alternatives à la mondialisation et ses inégalités restent bien minces, les courants altermondialistes, dernières tentatives utopistes, sont eux-mêmes en perte de vitesse. Mais tout espoir n’est pas perdu: «Un jeune a écrit sur un mur: “Il y a une autre fin du monde possible”. Je trouve cette phrase merveilleuse. Le slogan de la jeunesse a toujours été de changer le monde. Le djihadisme souhaite la fin du monde pour qu’après s’installe le paradis sur terre. Le terreau, ça reste le désespoir. Il est urgent de retrouver des projets sociétaux. Car les jeunes ont toujours cet espoir de vivre mieux.»
La grande question de la séparation de la religion et de l’État
La gauche d’aujourd’hui continue à entretenir des relations ambiguës avec le mouvement islamiste.
On l’a vu avec les nombreuses polémiques autour du port du voile, la gauche d’aujourd’hui continue à entretenir des relations ambiguës avec le mouvement islamiste, surtout lorsque celui-ci s’apparente à des mouvements de révolte ou de contestation. Comment l’intégrer à l’idée de pouvoir, alors que l’islam est désormais international et défend l’idée d’une entraide mondiale entre musulmans? C’est à la lumière de cette réalité-là qu’il faut analyser le phénomène du djihadisme: «Selon Derrida, l’Europe a une responsabilité particulière à jouer, du fait de son expérience de la séparation du religieux et de l’État, conclut Jean Birnbaum. Il faut garder cette séparation, mais en donnant une place au religieux, pour ensuite le remettre à sa place.» Une approche décidément difficile pour nos esprits héritiers des Lumières.
(1) Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Paris, Le Seuil, 2016, 240 pages.
(2) Ibid., p. 41.
(3) Ibid., p. 97.
(4) Ibid., pp. 132-133.