Espace de libertés – Mai 2016

Érasme, d’encre et de papier chiffonné


Arts
Exhumé des vieux livres et réincarné dans une boulette de papier, Érasme n’a rien perdu de sa légendaire insolence. Dans «Dieu, Érasme et moi», la conteuse Ludwine Deblon retrace avec poésie et humour la vie du «père de l’humanisme» et «précepteur de l’Europe» par le biais du théâtre d’objets.

Sur l’estrade (1), un comptoir, des étagères en bois sombre, un vieux poste de radio et surtout des objets: une plume de copiste, un coupe-papier, des poteries, une bouteille de vin et un verre à pied, une bougie et son bougeoir argenté, quelques beaux livres reliés de cuir et une corbeille pleine de boules de papier froissé. Pour donner vie à ces objets du quotidien d’un autre temps, Ludwine Deblon entre en scène et endosse une veste estampillée «I’m God», se mettant dans la peau de Dieu pour raconter la vie d’Érasme. Véritable femme-orchestre, elle incarne à elle seule tous les personnages et jongle avec les voix et les accents. Pendant près d’une heure, la conteuse emmène ados et adultes de Rotterdam à Bâle, en passant par la France, l’Italie et l’Angleterre, au sortir du Moyen Âge, au temps des guerres de religion, de l’Inquisition et de la Réforme.

Le petit Geert, Desiderius Erasmus, naît entre 1 466 et 1 469 à Rotterdam. Ses parents meurent de la peste et son tuteur l’envoie au couvent. Mais l’enfermement convient peu à cet épris de liberté…

Un «moinillon rebelle»

Grand voyageur, il étudie dans plusieurs universités européennes et séjourne à notamment Anvers, Bruges, Louvain, Malines et Anderlecht entre 1 516 et 1 521, villes faisant alors partie des Pays-Bas espagnols. Soucieux de préserver sa liberté de pensée et d’expression littéraire, c’est sur le terrain de la théologie, de l’érudition et du politique que le moine humaniste marque son époque. Plaçant l’homme au cœur de sa pensée, Érasme consacre toute sa vie à traduire et commenter les écrivains et philosophes de l’Antiquité ainsi que les textes bibliques. En contact avec les souverains, les ecclésiastiques et les érudits européens les plus éminents –parmi lesquels Martin Luther et Thomas More–, il est aussi un pédagogue réformateur, contribuant à rénover les systèmes d’enseignement par la publication de grammaires et de traités scolaires (2).

«Lire Érasme, c’est entamer un vrai dialogue: au fil des pages, on se prend à protester, acquiescer ou éclater de rire. Et lorsqu’on relève le nez, notre monde semble souvent engoncé dans les mêmes impasses, les mêmes dangers que le redoutable XVIe siècle. Quand la société se radicalise, quand la guerre se profile, comment garder l’indispensable sens de la nuance? Quelle est la liberté de l’individu face aux systèmes de pensée? Ce spectacle est né de ce dialogue et de ces questions», explique Ludwine Deblon. Celle qui partage avec Érasme une même formation de philologue joue ce spectacle depuis 2014 devant un public adulte ou familial à partir de 12 ans, ainsi qu’à la Maison d’Érasme lors de séances scolaires pour les élèves à partir de 15 ans.

Quand les objets prennent vie

Le théâtre d’objets est un type de spectacle vivant où les objets ne sont plus des accessoires servant au comédien mais des effigies, des représentions des personnages. Leur logique «utilitaire» évolue vers une logique «poétique» où leur pouvoir d’évocation se déploie. Ainsi les contemporains d’Érasme, Henri VIII, François Ier et Charles Quint, se retrouvent incarnés… en pichet, en bouteille en verre rehaussée d’une plume et en boc à bière, et la guerre de religion qu’ils se vouent prend sur scène la forme d’un match de foot radiophonique! La forme est amusante, pleine d’humour et de poésie, ce qui n’empêche en rien le sérieux du propos. «Dieu, Érasme et moi» convient bel et bien «aux amateurs d’Histoire autant qu’aux amateurs d’histoires».

 


(1) Nous avons assisté à la représentation du spectacle à la Maison du conte de Bruxelles (Rouge-Cloître) le 19 décembre 2015 au cours d’une soirée thématique sur la folie.

(2) Amélie Dogot, «Érasme, la fortune d’un grand humaniste», dans Esprit Libre, n°51, septembre 2007.