Espace de libertés – Mai 2016

Des trous noirs dans notre histoire


Dossier
À la terreur islamo-fasciste se sont ajoutées des démonstrations de force d’extrême droite. Invraisemblable! Vraiment?

En suivant les racines en Belgique de ces deux maux mortels –totalitarismes intégristes et extrême droite–, on s’aventure dans une histoire nationale d’emblée fracturée. Car parler des Belges, d’une nation belge et de toutes les composantes qui se retrouveraient dans ce concept suppose que tous fassent partie du récit de notre histoire. Ce n’est pas le cas. Pourtant, la cohésion sociale dont nous avons tant besoin passe inévitablement par la transmission d’une histoire commune, sans omission des uns ni censure des faits. Ces trous et tabous de notre histoire nous empêchent de nous y inscrire collectivement, de la lire, de la comprendre et d’en tirer des leçons pour le présent et l’avenir.

Une histoire belgo-belge

Depuis les attentats de Paris, la focalisation médiatique sur la population belgo-marocaine est devenue quasiment planétaire. Il aura cependant fallu février 2014, soit un demi-siècle, pour que l’histoire de l’immigration marocaine et turque (1) soit écrite et plus largement diffusée. C’est déjà ça, mais quand cela sera-t-il enseigné à l’école? Où sont les récits grand public des héros marocains de la Grande Guerre ou de leur contribution à la prospérité de la Belgique? On peut en dire autant des immigrés italiens, espagnols et grecs, venus relever le pays après 1945 et gagner la «bataille du charbon»: disparus au profit d’une histoire belgo-belge. Sans beaucoup de femmes non plus, hormis les reines et princesses, mais c’est… une autre histoire.

© Olivier WiameDepuis les attentats de Paris, la focalisation médiatique sur la population belgo-marocaine est devenue quasiment planétaire.

Dans les faits, ces trous sont comme des tabous; ils font échec à l’égalité et mettent en péril ce fondement de la démocratie. Sur ce plan, comment analyser, par exemple, l’invisibilité des populations congolaises –témoins vivants d’une tristement fameuse histoire coloniale–, que ce soit dans la vie publique, les médias ou la magistrature? Après 40 ans de non-dit, une commission d’enquête parlementaire a reconnu (2), en 2002, le rôle joué par la Belgique et par le roi Baudouin dans l’assassinat du leader indépendantiste et communiste congolais, Patrice Lumumba, pourtant démocratiquement élu. Toute l’histoire de ce pays en a été déviée. Qu’à cela ne tienne, ces révélations n’ont pas entamé l’aura du cinquième roi des Belges, pas plus que celles sur ses amitiés avec plusieurs dictateurs, dont celle indéfectible avec l’ami très proche de Fabiola, le caudillo Franco (3). Masquant ces vérités historiques, la figure auréolée de Baudouin s’inscrit, encore et toujours, dans l’imaginaire collectif comme symbole de bonté et d’unité du pays. Sa disparition brutale en 1993 a d’ailleurs provoqué un émoi collectif sans précédent, jusqu’à envisager sa béatification (4).

Sans acharnement, mais courageusement, franchir le fossé entre les mythes et les faits historiques peut nous aider à recoller les morceaux; des morceaux d’un pays meurtri qui ne sait comment être à la hauteur de sa devise « l’union fait la force » (5)…

Le roi et les salafistes

© Olivier WiameC’est avec surprise, mais sans beaucoup d’interrogations, que le grand public a appris que c’est encore Baudouin qui a personnellement introduit en Belgique les salafistes d’Arabie saoudite (6). En 1967, il offre au roi Fayçal d’Arabie le pavillon oriental de l’Exposition universelle de 1897 pour en faire une mosquée, en remerciement d’un don pour les victimes de l’Innovation. Fayçal met la main à la poche pour aménager ce «phare de l’islam en Europe». Le roi et le gouvernement de l’époque donnent «les clés de l’islam de Belgique» aux salafistes saoudiens. Pourquoi avoir été chercher des imams à des milliers de kilomètres du pays? Les musulmans de Belgique, majoritairement marocains, n’étaient, paraît-il, pas assez formés, et ceux qui étaient très instruits, peu religieux. Pourtant, leurs pratiques culturelles et cultuelles étaient largement plus pacifiques et modérées que celles des wahhabites, et certainement pas prosélytes. Pourquoi avoir relégué et méprisé cette partie importante de la population au profit de riches étrangers? Ces derniers pesaient apparemment plus lourd dans la balance. Argent, pétrole, armement, alliances politiques et diplomatiques, cette realpolitik a néanmoins engagé notre pays comme partenaire de cette monarchie absolue, qui se révèle aujourd’hui grande financière du djihadisme.

Quelle est la part de naïveté politique dans ces actions royales? Et quelle est celle donnée à la primauté des religions –qui seraient, dans l’esprit du plus haut personnage de l’État, au-dessus des lois?

Antiparlementarisme et extrême droite en Belgique

En tant que citoyens, nous avons le sentiment que notre pays est à l’abri d’un virage antidémocratique. Mais à y regarder de plus près, il n’y a pas que les rois des Belges qui ont tenté, chacun à leur tour, d’étendre leur pouvoir (7), de réduire celui du Parlement, et donc de la représentation nationale. L’exemple le plus fameux est celui de Léopold III, adversaire déclaré du régime représentatif et partisan d’un régime autoritaire.

S’il est vrai que, jusqu’ici, notre système politique a tenu bon, cela ne signifie pas que ses adversaires ont disparu. De fait, la Belgique ne peut croire qu’elle échappera par enchantement à cette tendance lourde dans l’Union européenne: le retour de l’extrême droite ou de la droite extrême dans les gouvernements et appareils d’État. Citons, entre autres, la Hongrie, le Danemark, les Pays-Bas, la Pologne…

Brièvement sur la Pologne, rappelons encore les liens très étroits de Baudouin et Fabiola avec l’ex-pape polonais, dont les héritiers intégristes au pouvoir aujourd’hui veulent totalement interdire l’avortement. Ce nouveau point commun avec ce monarque met cette fois clairement en évidence la volonté de faire primer la loi dite divine sur la loi civile, puisqu’au nom de la religion, Baudouin refuse en 1990 de signer la loi belge dépénalisant partiellement l’avortement. Quoi qu’on en dise aujourd’hui, cette question n’est pas éthique; elle est éminemment politique et nous ramène à la lutte séculaire entre les pouvoirs civil et religieux, entre la théocratie et la démocratie.

À quoi bon réveiller ces vieux débats? Parce que malheureusement nous devons lutter, et pas uniquement contre les djihadistes. Si nous voulons défendre la démocratie, il nous faut connaître –tous– ses ennemis.

Sortir de l’aveuglement

À l’installation du salafisme en Belgique s’est ajouté le déni, sur fond de clientélisme électoraliste.

Si les élus n’ont pas pu ou voulu prendre la mesure du radicalisme islamique, il faut constater que cette violence envers l’Occident, envers la Belgique et envers l’Europe est bien réelle. À l’installation du salafisme en Belgique s’est ajouté le déni, sur fond de clientélisme électoraliste. Il est urgent de faire face aux trous dans notre histoire et de sortir de l’aveuglement.

Ouvrir les yeux, faire face au lieu de cultiver le déni ne résoudra pas tous les problèmes. Mais apprendre à faire sienne l’histoire de notre démocratie peut constituer un rempart à ces menaces qui sont devenues d’atroces réalités. Notre histoire est celle des hommes et des femmes de bonne volonté qui ont lutté pour construire et préserver un régime de libertés. Ils restent aujourd’hui encore les plus nombreux, mais jusqu’à quand? Alors que les populismes font du bashing envers les élus, et que les fachos s’allient aux droites dures pour déconstruire les acquis sociaux et sociétaux, nous avons le devoir de nous mettre au travail. La démocratie est le pire des régimes, à l’exclusion de tous les autres, selon le mot de Winston Churchill. L’améliorer constitue une tâche difficile. Raison de plus pour étudier son histoire, sans œillère, afin de mieux la défendre et de pouvoir la transformer au bénéfice de tous les citoyennes et citoyens, quels qu’ils soient.

 


(1) Cf. les commémorations officielles de février 2014, alors que le 40e anniversaire de la convention belgo-marocaine de 1964 n’avait recueilli que peu d’intérêt.

(2) «Enquête parlementaire visant à déterminer les circonstances exactes de l’assassinat de Patrice Lumumba et l’implication éventuelle des responsables politiques belges dans celui-ci», 16 novembre 2001. Rapport fait au nom de la commission d’enquête et mis en ligne sur www.lachambre.be.

(3) Entre autres Juvénal Habyarimana, Mobutu, Hiro-Hito… Cf. Nadia Geerts, Baudouin sans auréole, Bruxelles, Labor/Espace de Libertés, 2003 et Henri De Leersnijder, Baudouin: chemin de roi, chemin de croix, Bruxelles, Luc Pire, 2008.

(4) Cf. l’homélie du cardinal Daneels lors des obsèques de Baudouin.

(5) Cette expression est née de l’union entre catholiques et libéraux (non croyants) pour obtenir l’indépendance de notre pays.

(6) «Historique», mis en ligne sur www.centreislamique.be.

(7) Jean Stengers, L’action du Roi en Belgique depuis 1831. Pouvoir et influence, Bruxelles, Racine, 2008.