Espace de libertés – Mai 2016

Orthographe: touchée mais pas coulée


Coup de pholie

Tout le monde, des opposants farouches aux partisans, ayant parlé en mon nom, je sors de mon silence. Nul n’ignore qu’une langue évolue, mue comme un serpent, change de peau de siècle en siècle. À qui revient-il de réformer, toiletter la langue? L’Académie française est comme la chouette de Minerve de Hegel: elle vient toujours après, actant dans son corpus de règles les métamorphoses spontanées du parler et de l’écrit.

Moi, le français, je ne cultive aucune crispation nostalgique. Mais quand les changements sont décrétés en haut lieu, je tremble. Quelles réformes édicte-t-on? Pourquoi et dans quels buts? On ne touche pas à la langue impunément. Toucher à la langue, à l’orthographe, à la syntaxe, c’est toucher à la pensée, à l’histoire, au politique. Au vu des amendements proposés –suppression d’accents circonflexes, de traits d’union…–, je grelotte. Les mots d’ordre –simplifier, alléger, standardiser– taisent leur but caché, uniformiser une langue trop bariolée, la faire rentrer dans l’axe de la marchandisation, la calquer sur le Global English.

Réforme, dites-vous? Moi, j’entends l’élagage de mes folies afin de devenir conforme. On me simplifie, moi la complexe, on me trace des chemins aseptisés, moi la voltigeuse adepte de l’école buissonnière. On m’aligne, moi la sinueuse. On me discipline, me coupe de mes racines, de ma généalogie, on veut faire oublier aux peuples que mon accent circonflexe est la trace résiduelle d’un «s». On me reproche mes illogismes, on éradique mes exceptions. Comprenez-vous qu’une langue ne suit pas des règles? Qu’elle a des caprices, vit d’écarts à la norme, pousse librement comme la végétation? La normalisation vise à me rendre docile. Dire adieu à «oignon», «nénuphar» me pince certes le cœur, je tirais une fierté du glorieux «ph». Le problème n’est point que désormais «le maitre d’aout entrainera dans sa sècheresse chauvesouris, cèleri, corole, exéma». Je ris de me voir ajouter des trémas, «argüer», «rongeüre», m’aventurant dans une langue mutante du troisième type, germano-latine. Mais, dans l’ombre de la réforme, on vise mon dressage. Qui veut asservir les hommes contrôle d’abord la langue.

Heureusement, j’ai mes poètes, mes rappeurs, mes sorciers du verbe. Prenez garde. À tuer ma luxuriance, me couler dans la novlangue, je pourrais vous jouer des tours. Les peuples pleurent, les langues aussi. Moi, le français, je saigne avant de bondir. On ne commande pas à mes usages.