Comment « tiennent » une nation, un marché, une dictature ? Ne recourent-elles pas aux mêmes mécanismes pour faire en sorte que le « peuple » participe à leurs visées ? Cette similitude des mécanismes signifie-t-elle une même nature, une équivalence pure et simple ?
Si les ressemblances ne doivent ramener à une même identité, elles nous informent assez qu’il se passe là quelque chose à clarifier, que c’est par là que se codifie une culture favorable à telle ou telle organisation politique plutôt qu’à une autre. Gérard Noiriel l’écrivait récemment : « L’histoire a montré que tous les régimes qui se réclament de la “souveraineté du peuple”, même les pires dictatures, se doivent de rechercher et d’entretenir une forme de consentement populaire. C’est ce problème que le philosophe Jean-Pierre Faye avait analysé dans son livre sur les langages totalitaires pour mettre en lumière ce qu’il appelait la “mise en acceptabilité” du nazisme. »(1)
Un « liant » social
On pourrait dire que cette « mise en acceptabilité » correspond, au sein du programme politique proprement dit, au travail culturel que les différents régimes initient au départ de leurs premiers « convaincus » et dans lequel ils vont tenter d’enrôler de plus en plus de personnes, pour amplifier la masse sympathisante. Cela implique une rhétorique appropriée pour « convaincre » et séduire des parties de population. Et cela conjugue des règles, des principes et des lois, mais tout autant, des créations artistiques et culturelles qui vont mettre en place un « liant » social, un partage du sensible adapté à la nature du régime. Des artistes vont produire des biens culturels qui permettent à ces différents régimes de forger et capter les émotions, les réflexes, les manières de penser. Au sein de ces artistes, certains sont pleinement conscients d’aider une vision du monde particulière, d’autres collaborent parfois par simple effet d’entraînement, répondant aux injonctions d’un niveau informel, latentes ou subliminales, de leur environnement.
Une communauté étant néanmoins toujours hétérogène, le travail complexe de la réflexivité au sein du corps social engendrera aussi des créations artistiques et culturelles alternatives, voire contestataires. C’est cette production de diversité qui rend possibles des choix politiques basés sur d’autres partages du sensible. Mais, que ce soit selon la voie dominante ou alternative, les processus sont les mêmes : produire un discours et, rayonnant à partir de ce discours programmatique, des créations symboliques, artistiques, des pratiques culturelles s’incarneront dans un collectif, ébauche d’une identité fédérant des individus qui, selon leur nombre, vont légitimer leurs idées, leurs cultures, leur prétention à défendre une autre vision de l’organisation sociale.
Les effets intangibles de l’art, les émotions indescriptibles des expériences esthétiques se transforment en valeurs ou vont aller renforcer des valeurs existantes et, d’une manière ou d’une autre, deviennent les investissements indispensables à ce que telle ou telle société prenne corps, devienne réelle, renforce ses institutions et puisse se défendre contre d’autres modèles jugés antinomiques, étrangers.
De l’appartenance…
La nation n’a rien de naturel. C’est une construction culturelle, lente, historiquement chaotique, souvent inséparable de l’histoire de l’immigration, tant l’appartenance à une nation s’est fondée sur le rejet de l’autre, sur une distinction le plus explicite possible entre « eux » et « nous ». « La définition proposée par Ernest Renan, dans sa fameuse conférence de 1882 “Qu’est-ce qu’une nation ?”, fut sans cesse reprise par les dirigeants de la République jusqu’à aujourd’hui. Renan affirma que “c’était la possession en commun d’un riche legs de souvenirs” et la “volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis” qui caractérisaient une nation comme la France. »(2)
… à l’assimilation
On voit tout de suite que cette définition ne peut tenir, être efficiente, sans programme culturel : l’art et la culture auront comme mission de cultiver les souvenirs communs, de les présenter et de les préserver comme un héritage indivis, qui rassemble, et qu’il convient de maintenir indivis. Cela conduira aux principes de l’assimilation : les étrangers installés sur le sol français seront soupçonnés de déloyauté potentielle s’ils restent fidèles à leur culture au lieu de se soumettre à l’ »héritage indivis » de la nation qui les accueille. Cela ne signifie pas que le pouvoir commandite des artistes, que ceux-ci sont assujettis directement aux maîtres de la nation. Cela se fait plus insidieusement, par croyances, par effet de milieu. Et bien entendu, des sensibilités « autres » donneront lieu à des productions artistiques et culturelles différentes, avec comme raison d’être de forger la cohésion d’autres communautés politiques, attachées à d’autres idéaux… Le cas actuel de la Flandre est, à cet égard, très intéressant. La reprise en main de la stratégie culturelle par la N-VA veut trier les artistes, ne retenir que celles et ceux qui renforcent l’identité flamande telle que définie par ce parti.
Un système totalisant
Le libre marché et son culte de la croissance reposant sur la consommation sont un exemple parfait d’instrumentalisation culturelle des imaginaires. Analyser le fonctionnement de l’économie capitaliste est un moyen formidable pour comprendre les techniques identitaires qui donnent naissance à une nation ou rendent possible l’ »acceptabilité » d’une dictature. La publicité, le marketing ont recours abondamment aux neurosciences pour activer les comportements les plus propices aux visées capitalistes. Le néo-management est une « science » exemplaire quant à la manière de prendre possession des comportements et de tout ce que cela comporte. Pour autant, et voilà une différence de degré et d’intention, le capitalisme est « totalisant » et non « totalitaire ». Il envahit tous les domaines de la vie, définit le design de tous les désirs sans pour autant coïncider avec la définition de la dictature. Mais les mécanismes sont proches. L’art de la propagande et du bourrage de crâne a fait des progrès immenses sous les régimes totalitaires. Là aussi, le capitalisme n’a pu atteindre cette quasi-hégémonie sans le soutien de créations artistiques, littéraires, théâtrales, cinématographiques, intellectuelles, philosophiques qui répandent ses modèles, ses raisons, ses arguments mais aussi ses récits, ses réflexes, ses stéréotypes. L’individualisme néolibéral a colonisé bien des réalisations culturelles, parfois même « à l’insu de leur plein gré ».
Une fiction à décliner sur tous les tons
Ces mécanismes qui engendrent la « fiction » sur laquelle repose une nation, un marché, une dictature sont à l’œuvre aussi dès que l’on entreprend de rendre crédible une autre vision du monde. Celle-ci doit d’abord s’incarner dans un groupe et produire des œuvres, de toutes sortes, pour augmenter ses adhérents. C’est ce qu’analyse Frédéric Lordon dans le livre Vivre sans ?, notamment à propos des ZAD, tentatives d’échapper au capitalisme et à ses institutions coercitives. « La ZAD, par exemple, est un endroit parfaitement normé. On n’y fait pas n’importe quoi. On se plie aux manières prescrites par le collectif, et dont le collectif a les moyens de l’enforcement, comme disent les Anglo-Saxons, moyens de les rendre exécutoires, d’y tenir les individus, et cela, précisément, parce que le collectif est une force. Pourquoi à la ZAD, comme dans n’importe quel milieu de vie, se comporte-t-on comme ceci et pas comme cela ? Parce qu’on y est déterminé par la force propre du collectif qui nous “surveille”. » (3) Cela dit sans aucune intention d’occulter les mérites remarquables de la ZAD, mais pour aller dans le sens d’une lucidité et d’une clarification des questions culturelles. La culture, c’est sans cesse des questions de choix qui ont des répercussions politiques, économiques, sociales, écologiques. D’où l’importance d’un secteur professionnel qui prenne en charge la réflexivité sur tout ce qui touche aux pratiques culturelles.
(1) Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, Marseille, Agone, 2019, p. 548.
(2) Ibid., p. 407.
(3) Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Paris, La Fabrique, 2019.