Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

Des idées et des mots

L’irruption des «Lumières»dans la pensée occidentale date-t-elle du XVIIIesiècle et est-elle exclusivement un fait européen?Cette question pourrait paraître oiseuse. Pourtant, selon la manière dont on y répond, se dessinent des visions du monde complètement différentes. C’est la première réflexion que provoque le dernier ouvrage en date de Roland de Bodt qui ouvre des perspectives beaucoup plus larges. On peut les résumer en quelques mots mais les questions qu’elles soulèvent sont immenses. En effet, Locke, Kant, Voltaire et leurs nombreux épigones européens ne constituent pas les seules références de ce moment de l’histoire de la pensée que l’on appelle les Lumières par référence à la fameuse interrogation de Kant de 1784. Pour de Bodt, la singularité européenne ne serait qu’un mythe. D’autres sources, plus lointaines, plus anciennes, et trop largement refoulées par des logiques de domination propres à la civilisation européenne, préfigurent l’aspiration irrépressible de l’humanité à l’émancipation. En particulier des courants issus du monde méditerranéen que nous avons une forte propension à occulter, voire à nier. Pour l’auteur, on peut remonter jusqu’au IXesiècle pour trouver, déjà, des traces tangibles d’une activité intellectuelle préfigurant l’esprit des Lumières. Et de citer le philosophe persan al-Farabi comme exemple d’intellectuel animé par un véritable esprit encyclopédique avant la lettre. Pour Roland de Bodt, la temporalité des Lumières commencerait donc au moment où les traditions du Livre agréent la réception de la logique aristotélicienne et où la «faculté de connaître»acquiert une certaine autonomie par rapport à la théologie, la morale, la politique ou encore l’esthétique;elle se clôt (temporairement?définitivement?) mille ans plus tard avec comme point de repère symbolique le recours à l’arme atomique en 1945. L’auteur plaide ici pour une (re) prise en compte de l’apport des civilisations du bassin méditerranéen, en particulier musulmanes, dans le lent processus d’appropriation de «la vocation de chaque homme à penser par lui-même», pour paraphraser ce bon vieux Kant. La thèse de Roland de Bodt a le mérite indéniable de proposer une perspective trop souvent négligée. Car ce désir profond de penser par soi-même et ne pas s’en remettre aveuglément à «ceux qui savent»n’est en effet pas une exclusivité européenne, on la retrouve dans l’histoire du monde, à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Et, ajouterons-nous, pas uniquement sur les rives de la Méditerranée…