Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

Culture

Ils honnissent Bescherelle ta mère et le Projet Voltaire. En s’attaquant au dogme et en désacralisant le code qui régit la manière d’écrire les mots, deux anciens profs de français incitent le public à s’autoriser un discours critique sur l’orthographe et à s’interroger sur ses enjeux démocratiques.


À quoi sert une dictée, si ce n’est à faire des fautes?«Fini le baratin, point. L’écriture ne constitue ni la finalité ni la nature première du dire, point. Inutile d’alourdir la plume par une pénible fioriture, point. Si le code s’améliore, virgule, il définira une manière directe de traduire le son par le signe, virgule, libre de toute morale, point final.»Nettement plus facile que la dictée du Balfroid ou de Mérimée!Normal, celle-ci se veut transparente. C’est ainsi que s’entame La Convivialité, spectacle qui oscille entre théâtre documentaire et infotainment. Pendant près d’une heure, les «absurdités que l’école s’efforce de faire passer pour des subtilités»de l’orthographe et de la grammaire normative sont décortiquées. Le public hilare participe activement et joyeusement au lynchage du prétendu génie de la langue française. Même si ça fait parfois un peu mal aux yeux.

Des curés… défroqués

Arnaud Hoedt et Jérôme Piron ont commencé à poser un regard critique sur la manière d’écrire le français pendant leurs études de langues et littérature romanes. Devenus enseignants, ils n’ont pas voulu devenir les «curés de la langue». «J’étais surpris du rôle qui m’était assigné», raconte Arnaud Hoedt, ancien cancre en orthographe rééduqué à l’université à coups de Grevisse. «Les élèves me demandaient sans cesse:“Est-ce que ça se dit?” Ce à quoi je répondais toujours:“Tu viens de le faire!”««L’école a une espèce d’obsession pour l’écrit», poursuit Jérôme Piron, ancien prof de religion et amateur de spectacles vivants. «Savoir écrire serait plus important que de maîtriser la langue!»

C’était mieux avant

Et pourtant, tout le monde semble s’entendre là-dessus:l’orthographe des jeunes d’aujourd’hui serait déplorable et les réformes – passées sans grand succès depuis 1835 – constitueraient une dégradation, un nivellement par le bas. Que du contraire, selon nos empêcheurs d’orthographier en rond. «Remplacer le temps scolaire passé à apprendre des absurdités par du temps passé à apprendre d’autres matières ne peut qu’être bénéfique pour les élèves!», scande Jérôme Piron. «C’est le statu quo, le refus de l’effort d’améliorer l’orthographe qui nivelle par le bas. Les valeurs défendues par les puristes – effort, rigueur – sont en fait du côté des progressistes», poursuit Arnaud Hoedt. Les peurs et réticences sont nombreuses, mais pas insurmontables.

Un outil à reconvivialiser

«Va apprendre à écrire avant de te permettre de t’exprimer!»lit-on souvent sur les réseaux sociaux. Celui qui fait des fautes est jugé, sanctionné, couvert d’opprobre. «En attaquant la faute, on décrédibilise la personne», déplore l’ancien prof de religion. Source de discrimination sociale, l’obsession de la forme donnée à la langue écrite prend le pas sur le fond, les idées, le débat et réduit au silence les analphabètes et les dyslexiques. Pourtant, on l’a presque oublié:la sacro-sainte orthographe n’est en fait qu’outil au service de la langue. «Quand un outil n’est plus au service de l’homme, mais que c’est l’homme qui est au service de l’outil, cet outil a alors dépassé ce qu’Illich appelle son “seuil de convivialité”.»

Les acteurs du changement

Pour renouer avec cette convivialité donc, les deux non-comédiens souhaitent changer l’orthographe en s’attaquant à «ce qui ne porte pas de sens». Et ils commencent avec une proposition concrète de réforme sur l’accord des participes passés. «On ne peut pas changer l’orthographe sans changer le regard que l’on porte sur elle», disent-ils en chœur. Leur «discussion dirigée»devenue spectacle qu’ils mènent de salons en scènes depuis 2015 est donc un moyen de mener une action politique sur la langue. «Mais nous ne pouvons qu’inciter les gens à remettre l’orthographe en question. On propose, et l’usage tranchera!»