Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

Économie circulaire: boucler le cercle


Dossier

Rares sont les concepts qui suscitent autant l’adhésion : il en est ainsi pour l’économie circulaire. L’Europe se veut pionnière en la matière dans la récupération et le traitement des déchets.Mais au-delà de la bonne volonté affichée, certains dénoncentun concept fourre-tout.


 

L’économie circulaire fait l’objet d’une attention importante, et sur le terrain, nombreux sont les États et les entreprises qui se sont plongés dans le bain en raison du potentiel de croissance que vise l’économie circulaire, en maintenant les produits manufacturés, leurs composants et les matériaux en circulation le plus longtemps possible. Plus efficace en ressource, le développement de ce modèle permettrait de générer de l’activité économique et des emplois, tout en préservant et réduisant l’impact environnemental pour la société. Une étude réalisée pour la Fondation MacArthur en 2013 indiquait que l’application des principes de l’économie circulaire permettrait de réaliser en Europe une économie nette annuelle estimée entre 380 et 630 milliards de dollars en matières premières. Un enjeu de taille, notamment quand on sait qu’en Europe, près de la moitié des déchets résidentiels et industriels recyclables sont enfouis ou incinérés. Outre que cela représente l’émission de dizaines de millions de tonnes de CO2, cela représente aussi une valeur potentielle de plusieurs milliards d’euros. Selon les derniers chiffres disponibles sur Eurostat, l’économie circulaire a généré en Europe 141 milliards d’euros en 2014, un montant en hausse de 6,1%par rapport à 2012.

Un paquet ambitieux

En avril dernier, après plusieurs années de négociations, l’Union européenne a enfin adopté son «paquet économie circulaire»qui octroie un cadre législatif unique et partagé par les États membres. Sur le recyclage des déchets «municipaux»(produits par les ménages et les entreprises), les objectifs sont de 44%aujourd’hui pour atteindre les 65%d’ici 2035. Pour les emballages, 65%devront être recyclés d’ici 2025 et 70%d’ici 2030. Le texte prévoit aussi des dispositions sur le gaspillage alimentaire – avec une réduction de 50%d’ici 2030. Enfin, l’Union se fixe comme objectif de collecter plus de la moitié de ses déchets plastiques d’ici 2030. «Ce paquet contient des mesures importantes en matière de gestion des déchets, mais va parallèlement plus loin en définissant des règles qui prennent en compte l’ensemble du cycle de vie d’un produit et qui visent à modifier le comportement des entreprises et des consommateurs», s’est félicitée l’eurodéputée italienne Simona Bonafe, chargée du dossier au Parlement.

Un point de vue également partagé par un fonctionnaire européen qui préfère conserver l’anonymat:«Il y a quelques années, on pouvait reprocher sur ce débat un manque d’ambition de l’Europe. Aujourd’hui, cette critique ne tient plus. La politique européenne est la plus ambitieuse au monde en ce qui concerne le taux de recyclage. Certes, certains souhaitaient des objectifs plus importants, mais l’essentiel est d’avoir un objectif clair et défini à long terme avec des investissements fixés, tant par les investisseurs privés que les États membres.»Selon notre intervenant, les lignes ont beaucoup bougé: «Tout le monde se rend compte que c’est un intérêt stratégique pour l’Union. À côté de l’enjeu environnemental, il y a un enjeu social, économique et industriel. Même les entreprises sont demandeuses parce que la pression des consommateurs est là:les producteurs d’emballage sont prêts, par exemple, à prendre des engagements sur la recyclabilité de leurs emballages. Ce n’était pas le cas il y a quelques années encore…»

La principale innovation du paquet reste la volonté de miser sur l’écoconception. Pour jeter moins, il faut que les produits gagnent en durée de vie. Le constat dressé est simple:le recyclage des objets, même très poussé, ne suffit pas à en réduire assez l’impact environnemental. Aussi leur écoconception est-elle indispensable pour que les enjeux de durée de vie, de capacité à être réparés et à être recyclés des produits soient mieux pris en compte dès leur conception.

Le revers de l’économie circulaire

Car c’est là la faiblesse de l’économie circulaire, et malgré l’unanimité autour de l’enjeu, il s’agit d’un concept parfois fourre-tout. «Si sa force est de reposer sur une vision écosystémique des flux de matière et d’énergie, le revers est que cela nécessite de développer une approche et analyse complexe des produits, aussi bien en amont qu’en aval de la phase d’utilisation», souligne Gaëlle Warnant, chargée de mission chez Inter-Environnement Wallonie. Selon l’organisation environnementale, le danger serait de rester dans une vision compartimentée des différents maillons de l’économie circulaire.

«L’enjeu est de développer des mesures pour penser l’économie circulaire en amont:la prévention des déchets et la réutilisation sont souvent les parents pauvres de l’économie circulaire. Cela pourrait pourtant être un bon levier pour réduire la surconsommation. Il faut en outre davantage travailler sur l’écoconception des produits en s’attaquant au problème de l’obsolescence programmée. Mais je n’ai pas l’impression qu’il y a beaucoup d’acteurs, y compris au niveau politique, qui osent remettre cela en cause. Consommer, c’est du PIB, c’est de la croissance, et l’économie circulaire vient se greffer là-dedans sans remettre en cause le modèle dans son ensemble», déplore Gaëlle Warnant.

À ses yeux, l’économie circulaire a encore beaucoup d’efforts à faire dans l’application de sa circularité. «Des études ont montré que des produits recyclés contenaient par exemple des produits toxiques. On se rend compte qu’il y a des risques dans les matériaux secondaires avec des normes de sécurité plus basses, notamment en termes de toxicité. C’est vraiment un gros défi:comment appliquer une législation sur les substances toxiques contenues dans les déchets afin de garantir aux produits recyclés un même niveau de protection sur la santé et sur l’environnement?Cela doit être une priorité, et c’est la raison pour laquelle il faut réfléchir en amont pour garantir un recyclage efficace, une seconde vie aux matières, plutôt que de l’hypothéquer avec des substances toxiques. Aujourd’hui, il y a un manque de transparence au niveau des producteurs pour connaître les matières utilisées, les composants, ce qui empêche de mieux gérer la chaîne de composition et le développement de l’économie circulaire.»

Grâce au recyclage “infini” des matériaux, le spectre de l’épuisement des ressources semble conjuré.

Les lois de la physique

De son côté, Suren Erkmann, professeur d’écologie industrielle à l’Université de Lausanne, estime le concept d’économie circulaire trop flou et scientifiquement imprécis parce qu’une économie totalement circulaire ne peut pas exister pour des raisons de thermodynamique. «Même en recyclant, il y aura toujours des déperditions de matière et d’énergie du fait de l’entropie», précise-t-il. «L’expression d’économie circulaire, facile à comprendre intuitivement, comporte une forte charge symbolique positive:l’image du cercle évoque la perfection, l’équilibre et surtout l’éternel recommencement. La métaphore circulaire appliquée à l’économie doit aussi sans doute sa popularité au fait qu’elle incarne un avatar récent d’un rêve immémorial de l’humanité:le mouvement perpétuel. Grâce au recyclage “infini” des matériaux, le spectre de l’épuisement des ressources semble conjuré. Il n’en est rien, car les lois de la physique restent ce qu’elles sont», continue le professeur Erkmann.

L’image d’une économie circulaire semble ainsi destinée à un bel avenir, au risque de susciter quelques attentes excessives et de faux espoirs.

À ses yeux, l’expression d’économie circulaire reste donc problématique d’un point de vue conceptuel:«Il serait plus exact de parler d’économie quasi cyclique, selon le langage plus scientifique de l’écologie industrielle, mais cette formulation, moins attractive, reste confinée dans des cercles restreints. L’image d’une économie circulaire semble ainsi destinée à un bel avenir, au risque de susciter quelques attentes excessives et de faux espoirs.»

Malgré ces critiques, Suren Erkmann estime que l’utilisation des ressources matérielles et énergétiques dans le système actuel recèle un potentiel d’optimisation considérable, et la quasi-cyclicité constitue certainement l’une des stratégies pour y contribuer. «Toutefois, la mise en œuvre concrète de l’économie circulaire, dans des conditions économiques réelles et sous contraintes réglementaires croissantes, s’avère complexe et laborieuse.»