Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

International

Depuis mars 2018, les Polonaises se mobilisent contre un projet de loi visant à limiter leur droit à l’avortement déjà sévèrement restreint. Plus de 50.000 femmes se sontrassemblées pour une large manifestation, la plus grande depuis le fameux lundi noir de 20161. Interview du Dr Elzbieta Korolczuk, militante féministe et sociologue polonaise spécialisée dans les mouvements sociaux.


Dans quels cas l’avortement est-il autorisé en Pologne?

La loi polonaise est l’une des plus restrictives d’Europe. Les femmes ne peuvent avorter qu’en cas de viol, de malformation grave du fœtus ou si la vie ou la santé de la mère est en danger. En théorie!Car en pratique, de plus en plus de médecins invoquent des clauses de conscience, et l’accès est souvent refusé dans les hôpitaux. L’avortement a toujours été un sujet très politisé en Pologne et les organisations anti-choix se basent sur des promesses faites au cours des dernières élections qui ont porté le parti conservateur Droit et Justiceaupouvoir.

En 2016, c’est une initiative intitulée Stop Abortionqui déclenche la mobilisation. Pourquoi?

L’organisation anti-choix Ordo luris lance l’initiative Stop Abortion, en utilisant un mécanisme permettant aux citoyens polonais de proposer une loi au Parlement s’ils recueillent 100.000 signatures en 3 mois. Objectif: l’interdiction totale de l’avortement ainsi que la criminalisation des femmes, avec des peines s’élevant à 5 ans de prison. De plus, le projet prévoyait jusqu’à trois ans de prison pour «meurtre involontaire de l’enfant non né». En pratique, fausses couches et tests médicaux pouvaient aussi tomber sous le coup de cette loi. Dès son annonce, le sujet devient très médiatisé et des groupes pro-choix organisent une initiative parallèle proposant une libéralisation de la loi. Les deux initiatives atteignent la limite de 100.000 signatures, mais alors que la dernière est rejetée par le Parlement, Stop Abortion est retenue pour examen ultérieur. C’est là un tournant: la question ne porte plus seulement sur le droit des femmes, mais sur la démocratie dans son ensemble.

Y a-t-il eu un effet sur l’opinion publique et l’opposition?

L’opposition déclare son soutien aux groupes pro-choix, car cette vague de résistance nourrit son rejet de la dérive autoritaire du gouvernement qui démantèle, depuis 2015, les principes fondamentaux de la démocratie. Côté société civile, deux réseaux de mobilisation voient le jour: le All-Polish Women’s Strike et la plateforme en ligne Gals For Gals. Ces deux initiatives rassemblent un grand nombre de personnes qui ne se considèrent pas nécessairement féministes, mais qui se mobilisent pour défendre à la fois les droits des femmes et la démocratie en général.

pologne-droits-femmes« Ça, c’est une femme. Ça, c’est un incubateur »: la campagne des pro-choix est très explicite.

Et cette mobilisation de masse forcera le Parlement à rejeter Stop Abortion également?

La mobilisation de masse a joué un rôle fondamental et a clairement montré au parti au pouvoir que cette question allait devenir une ligne rouge. Cependant, il est également important de souligner d’autres facteurs clés. Tout d’abord, pour Jarosław Kaczyński, leader du parti Droit et Justice, l’interdiction de l’avortement n’a jamais été une priorité. Il cède à l’Église catholique et aux groupes anti-choix en 2016, mais ne fait pas de la cause une politique déterminante de son parti, de sorte qu’aucun projet de loi directement soutenu par le parti n’est proposé. En outre, au sein du parti même, mais aussi parmi les groupes anti-choix, la nature radicale de la proposition d’Ordo luris divise. Enfin, le soutien apporté par les médias libéraux traditionnels aux manifestants pèse aussi, puisque de nombreux témoignages de pays où l’avortement est totalement interdit, comme le Salvador, sont partagés. Mouvements pro-choix et médecins progressistes bénéficiaient d’un bon temps d’antenne.

Après une telle défaite, on se demande pourquoi les anti-choix sont encore si actifs…

L’initiative de cette année est légèrement différente. Elle vise à supprimer l’une des conditions sous lesquelles l’avortement est autorisé:le cas de malformation sévère du fœtus, à l’origine de 99%des avortements en Pologne. En pratique, supprimer cette condition signifie abroger le droit à l’avortement. Cette initiative doit également être considérée dans le contexte plus large des stratégies anti-choix au niveau international, qui consiste à détourner des concepts progressistes et liés aux droits humains pour faire avancer des agendas conservateurs. L’initiative actuelle tente de faire basculer le débat de l’interdiction de l’avortement à un message aux sonorités plus positives:la défense des droits des personnes handicapées. La campagne vise à amalgamer l’IVG pour raison de grave malformation du fœtus et droit de vivre des personnes handicapées, en particulier des personnes atteintes de trisomie. Cependant, contrairement aux attentes, cette approche n’a pas rendu la mobilisation pro-choix plus difficile.Au contraire, l’opinion publique a reconnu que le projet de loi vise non seulement à restreindre les droits des femmes en général, mais limite aussi leur droit à donner naissance à des enfants en bonne santé. Si la loi est votée, les femmes seront traitées comme des objets, aussi bien dans le système médical que dans la vie privée. Elles seraient par exemple forcées de mener à terme une grossesse même si le fœtus n’a aucune chance de survie.

En fin de compte, cette proposition a-t-elle également été rejetée?

Non, pas encore, mais je m’attends à ce que le gouvernement la laisse mourir au sein du Parlement. Les mouvements féministes et citoyens ont vraiment démontré leur pérennité et leur capacité de remobilisation. Il y a aussi un changement dans l’opinion publique en faveur de la libéralisation de la loi actuelle. Cela pourrait conforter la décision de Kaczynski d’éviter d’ouvrir un front sur une question aussi délicate. De plus, de fortes voix se sont exprimées à nouveau au sein de son propre parti, dénonçant la «barbarie»de cette proposition. Enfin, l’Église elle-même a souffert de ces luttes. On l’a bien vu lors de la manifestation de mars quand de nombreuses femmes ont arboré des bannières avec des slogans anti-Église. Sa proximité apparente avec le parti au pouvoir et les mouvements anti-choix remet en question sa position d’ultime détentrice du bien moral.