Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

L’économie humaine qui croît, qui croît!


Dossier

Relativement méconnue, l’économie sociale et solidaire génère deux à trois fois plus d’emplois que les autres secteurs en Europe. Bien implantée dans les domaines de l’aide aux personnes, de la culture et des modes de consommation alternatifs, elle se base sur un fonctionnement éthique et participatif qui séduit une nouvelle génération d’entrepreneurs.


En marge des modèles dominants – privé capitaliste et public –, l’économie sociale et solidaire constitue un troisième secteur de poids. À l’échelle planétaire, elle concerne aujourd’hui plus d’un milliard d’individus. «En Belgique, ce champ de l’économie occupe désormais 12 à 14%des salariés», relate Jacques Defourny, professeur d’économie à l’ULg et fondateur du Centre d’économie sociale (CES) au sein d’HEC Liège. L’ambition de ce centre lancé au début des années 1990 – et unique lieu de recherche en Belgique entièrement dédié à l’économie sociale – est de montrer l’existence d’autres formes d’économie au sein des pays industrialisés, de les analyser, de les accréditer et d’échanger de bonnes pratiques. Mais aussi – un peu de com’ ne fait jamais tort – de souligner le rôle et l’importance des entreprises et organisations à finalité sociale ou sociétale, pour combler les failles des systèmes en place. Depuis deux décennies en effet, dans la plupart des pays d’Europe occidentale, «l’économie sociale et solidaire a entraîné une croissance de l’emploi deux à trois fois plus élevée que dans les autres secteurs. De plus en plus de besoins sociaux et sociétaux trouvent une réponse dans des initiatives privées originales qui naissent de dynamiques de la société civile».

Des solutions structurelles

Parfois désignée à tort comme une alternative secondaire, l’économie sociale et solidaire tire notamment sa force d’action de sa souplesse, d’un ancrage local et d’un entrepreneuriat qui mobilise des modes de production innovants (collaborative, circulaire…). Il peut offrir des réponses rapides à des problématiques aiguës et des solutions structurelles à moyen terme.

Pour les acteurs de cette évolution, le vrai changement s’opère par cette voie. «Les pouvoirs publics n’ont pas les moyens de répondre à tout, et le secteur privé ne s’engage dans ce qui est utile à la collectivité que s’il y a un rendement économique», poursuit Jacques Defourny. «Par exemple, la collecte et le recyclage de déchets, qui génèrent de nouveaux produits, intéressent les multinationales. Et comme il n’existe pas de système économique parfait, il y aura toujours de la place pour une économie sociale qui se renouvelle et se pose de nouveaux défis, parfois ensuite repris par les pouvoirs publics.»

Ces défis croissants sont plus particulièrement liés à une demande de services aux personnes, dans un contexte d’éclatement de la structure familiale, de décrochage scolaire, de demande de loisirs pour tous (sport, culture…). Mais on les retrouve aussi volontiers dans les filières émergentes, dans les domaines du respect de l’environnement, de l’alimentaire, du bois, de l’agro-écologie, du commerce équitable ou de la finance éthique.

Quelque 90%des initiatives d’économie sociale relèvent du milieu associatif et, dans la foulée, génèrent une nouvelle génération d’entrepreneurs. «Aujourd’hui, créer une entreprise dans les secteurs marchand ou non marchand relève davantage d’une dynamique de groupe, poursuit le directeur du CES. Les jeunes sont très conscients du fait que l’emploi n’est plus quelque chose d’acquis, et que les technologies modernes permettent de concrétiser de multiples projets sans investissements majeurs.»

Financement hybride

Différents types de financements cohabitent au sein de l’économie sociale et solidaire. Le mode le plus répandu reste le bénévolat.Cela concerne surtout des ASBL qui font un travail conséquent sur le plan local:écoles de devoirs, groupes de création culturelle ou de théâtre amateur, etc. Il s’agit d’une économie non monétaire. À l’opposé, certaines associations, en particulier dans les domaines de la santé et du bien-être social, n’occupent que des salariés et bénéficient de subsides publics. Entre ces deux modèles et face à une restriction des budgets publics, émergent actuellement de façon croissante des associations de type «entreprises sociales», ASBL ou coopératives, qui tentent de combiner différentes ressources financières, notamment des subsides, du bénévolat et des dons, via le fundraising et des activités plus commerciales à titre complémentaire.

Certaines initiatives visant à encourager l’économie sociale sont également développées par des autorités régionales. Ainsi, en 1996, la Société régionale d’investissement de Wallonie (SRIW) créait la Sowecsom, une filiale spécialisée dans l’économie sociale qui a lancé l’an dernier la mesure Brasero, pour soutenir l’investissement des coopératives. Via Brasero, la Sowecsom intervient dans le capital ou toute autre forme de fonds permanents, à hauteur de 1 euro pour 1 euro de capital apporté par les coopérateurs privés. «Le capital de départ est donc doublé. Par ailleurs, l’on constate un renouveau de la formule de la coopérative:chacun apporte du capital, sans viser le rendement financier. Les enjeux sont d’un autre ordre:climatiques, énergétiques, démographiques…»

© Philippe Joisson

Gestion participative

Outre des modes de financement alternatifs, les sociétés d’économie sociale défendent un entrepreneuriat basé sur l’autogestion et des valeurs démocratiques. Créé en septembre à Schaerbeek, le supermarché participatif Bees Coop est basé sur «une réappropriation citoyenne de l’économie et une consommation non élitiste de produits bios et de qualité». L’organisation du travail s’inspire du modèle éprouvé de la Park Slope Food Coop de New York, fondée il y a 40 ans. Martin Raucent, un des cofondateurs de Bees Coop, développe:«Les propriétaires du magasin sont les coopérateurs et uniques clients, qui ont accès à une nourriture moins chère. Chacun influe directement sur les grandes orientations stratégiques du lieu, et les règles de participation ont été adaptées pour que le magasin puisse fonctionner avec des membres qui travaillent 2 h 45 par mois. Notre marge unique de 16%couvre les frais de fonctionnement.»Parmi les 2 000 coopérateurs de Bees Coop, trois profils se distinguent:des travailleurs, des «soutiens»et des personnes morales, à savoir une vingtaine d’associations de quartier (petits théâtres, lieux culturels…) avec lesquelles la coopérative collabore et resserre le lien social.

Ouvrir l’accès

Dans un autre registre, l’ASBL Les Grignoux, née à Liège en 1982, constitue également une référence dans le domaine. Cette entreprise culturelle d’économie sociale compte huit salles de cinéma, un café-galerie et une brasserie, répartis sur trois sites liégeois, et plus récemment le cinéma Caméo à Namur. Elle organise entre autres des matinées scolaires en Fédération Wallonie-Bruxelles et une cinquantaine de concerts par an. Avec pour objectif principal «d’offrir une alternative à la culture dominante et de permettre au public le plus large possible de découvrir des films de qualité dans des conditions optimales». L’association fonctionne en autogestion avec des prises de décision démocratiques adoptées par une centaine de travailleurs. Tandis que les éventuels bénéfices des activités des Grignoux sont réinvestis au fur et à mesure dans d’autres projets tels que la rénovation en 1993 du cinéma Churchill ou la construction et l’aménagement il y a dix ans du cinéma Sauvenière, également soutenu par des fonds publics belges et le programme européen Feder.

Un monde qui fait sens

Le Centre d’économie sociale est également à l’origine du réseau européen de recherche internationale EMES, qui coordonne des travaux sur les formes d’économie solidaire répandues dans différents pays. Parmi les buts poursuivis:l’échange de bonnes pratiques et une volonté de construire l’Europe avec une économie qui a du sens. Très active en la matière, l’Italie a été l’un des premiers pays à édicter une loi sur les coopératives sociales. De nombreux autres s’en sont inspirés, parmi lesquels la Corée du Sud qui se réfère régulièrement à des universités belges et américaines. Toutefois, défendent les responsables du réseau, «au lieu d’une homogénéisation des pratiques et des comportements économiques, il est indispensable de cultiver une “biodiversité” dans les logiques entrepreneuriales, les finalités de l’activité, les types de ressources et les modes de gestion pour que l’économie traverse mieux les crises en restant au service du plus grand nombre». Telles sont les bases de cette autre économie, résiliente et humaniste.