Bernard Lietaer a beau être le concepteur de l’écu, l’archétype dela monnaie unique européenne, il est aussi l’un des plus fervents promoteurs des monnaies complémentaires. Ces dernières années, celles-ci se sont multipliées. L’outil inattendu pour contrer les crises systémiques que connaissent les monnaies officielles?
«Dans tout système de flux complexes, comme l’économie où circule la monnaie, nous avons pu prouver qu’il y a des conditions pour une stabilité systémique. Pour qu’un système puisse devenir durable, il faut un équilibre entre deux forces, l’efficience et la résilience. Et la résilience requiert un minimum de diversité dans les moyens d’échange», entonne Bernard Lietaer. Un constat qu’il a posé notamment dans son livre Au cœur de la monnaie (1),le plus important de son propre aveu, dans lequel il s’interroge sur nos systèmes monétaires à travers une longue histoire, partant de la préhistoire pour arriver à la dernière crise financière. Mais l’économie n’a jamais voulu trouver cet équilibre, tout simplement parce que cela remettrait en cause le dogme du monopole monétaire. «De plus, la résilience réduit l’efficacité:les monnaies complémentaires sont moins efficaces qu’un monopole monétaire. Mais la résilience et une diversité monétaire constituent pourtant la condition indispensable pour avoir une stabilité du système dans son ensemble», poursuit-il. C’est ce que Bernard Lietaer appelle une «économie intégrale», à savoir un système économique qui a réussi à instaurer un équilibre entre efficience et résilience, en créant et en alimentant respectivement le capital social et le financier, tout en respectant simultanément le capital physique et le naturel. «Ma thèse centrale est qu’il faut une diversité monétaire pour avoir une stabilité, une robustesse dans l’ensemble. Et une économie intégrale est indispensable pour qu’une société réellement durable puisse émerger en soutenant l’évolution humaine.»
La diversité monétaire est la condition indispensable pour avoir une stabilité du système.
Des monnaies collaboratives à travers les siècles
Et contrairement à une idée reçue, les monnaies complémentaires ne sont pas une réponse récente aux crises économiques. On les retrouve à différents moments de l’histoire. «Toutes les civilisations patriarcales du monde – Mésopotamie, Rome ou la Grèce, et chez nous depuis la Renaissance – ont toutes imposé l’idée d’une monnaie unique, qui se prête avec intérêts, contrôlée hiérarchiquement:c’est en fait un moyen automatique pour transférer des ressources vers le sommet de la hiérarchie du pouvoir. Ceci contraste avec toutes les sociétés dites «matrifocales», des sociétés où l’image la plus importante du divin est féminin, comme c’était le cas avec Isis en Égypte, avec les vierges noires au Moyen Âge et en Chine durant la dynastie Tang, la seule dynastie où une femme est devenue empereur», indique encore Bernard Lietaer. Toutes ces sociétés ont en effet en commun un écosystème monétaire et plusieurs types de monnaies:des monnaies compétitives comme dans les sociétés patriarcales, mais en parallèle, d’autres types de monnaies plus locales, sans intérêt, de nature collaborative. «Cela a permis la création de sociétés totalement différentes, et pas seulement en ce qui concerne l’image de la divinité!C’était des sociétés avec beaucoup moins de disparités économiques que les patriarcales, et surtout avec beaucoup moins de crises monétaires et économiques pendant des périodes qui se comptaient en siècles!Ce sont là aussi des précédents historiques dans lesquels les monnaies complémentaires n’étaient pas marginales. Par exemple, au Moyen Âge, chaque ville, chaque évêché, presque chaque monastère avait sa monnaie qui engendrait des circuits économiques locaux, qui fonctionnaient très bien en parallèle avec les économies basées sur les monnaies royales, ou internationales.»
Le modèle suisse
À ce titre, les villes et les régions constituent aujourd’hui des laboratoires pour le développement des monnaies complémentaires. «La plupart des monnaies complémentaires actuelles, même celles à l’échelle d’une ville, permettent de créer du capital social. Ce qui est important, mais différent de la création du capital financier. C’est pourquoi, pour l’économiste, ces monnaies sont considérées comme insignifiantes parce que marginales. Mais le jour où ce ne sera plus le cas, je crois qu’il y aura alors un système qui, dans l’ensemble, sera beaucoup plus stable», continue Bernard Lietaer.
Cela dit, il existe diverses expériences particulièrement intéressantes comme le wir en Suisse, opérationnel sans interruption depuis 1934, dans un circuit parallèle, dédié aux entreprises qui l’utilisent. C’est aussi la monnaie complémentaire la plus importante, la moins marginale, prouvant d’ailleurs la thèse de Bernard Lietaer de l’efficience et de la résilience. «Il suffit de voir la stabilité de l’économie suisse. Nous avons pu démontrer que lorsque l’économie suisse s’affaiblit, le volume et le nombre de transactions et participants du WIR augmentent, et lorsque l’économie est plus forte, ces nombre et volume ont tendance à diminuer. Il y a un effet de balancier. C’est donc bien un exemple concret qui démontre que dès qu’une monnaie complémentaire atteint une certaine taille, un équilibre s’établit avec la monnaie principale. Mais évidemment les banques, comme toute entité qui jouit d’un monopole, n’aiment pas la concurrence…»
Si aujourd’hui, la plupart des monnaies complémentaires n’ont pas encore atteint une certaine taille critique, la dynamique actuelle est aux yeux de Bernard Lietaer pleine d’espoir. De surcroît, le développement de ces monnaies pourrait à l’avenir résoudre divers problèmes sociétaux. «Toute monnaie complémentaire créée sans intérêts aura tendance à réduire les inégalités financières. On pourrait utiliser aussi une monnaie complémentaire, même officielle – cela a été proposé en Angleterre – en faisant acheter la part de CO2dans ses achats avec une seconde monnaie émise par l’État dans la quantité qui correspond en volume d’émissions de CO2accepté. Le prix de cette seconde monnaie flotterait avec la demande. Ce mécanisme permettrait de réduire les émissions de CO2d’un montant précis, par exemple de 20%. C’est un moyen qui serait certainement efficace, mais il n’est pas encore testé à ce stade.»
La révolution «blockchain»
Enfin, Bernard Lietaer fait du développement du blockchain, ce système décentralisé d’enregistrement des transactions fort utilisé pour leur sécurité par les monnaies virtuelles, une chance de remettre l’utilisateur au centre du jeu monétaire, et plus encore. «Il ne faut pas confondre le blockchain avec le bitcoin, ce dernier étant seulement le pilote qui a lancé l’idée. Mais le bitcoin est un pur instrument de spéculation:plus de 97%des transactions bitcoin sont purement spéculatives. Ce n’est donc pas vraiment une monnaie d’échange.»Ce qui n’est pas le cas du blockchain. «Bref, il y a littéralement un transfert graduel – que je n’avais franchement pas espéré – de l’économie normale (celle des monnaies nationales), par des milliards et des milliards qui sont en train de passer vers un monde avec des monnaies complémentaires très pointues et dans lesquelles il y a de tout. Il est probable que 70 à 80%de ces monnaies ne vont pas tenir la route dans les marchés financiers, mais il y a aussi là-dedans 10%qui peuvent changer le monde.»
Face à cette transition, les gouvernements commencent à s’y intéresser, certains comme l’Inde ou le Canada essayant de lancer des projets concrets. De leur côté, les banques ont décidé que c’était la solution pour elles:la Banque Santander estime à plus de cinq milliards d’euros la réduction des coûts que cette technologie permettrait, rien que pour les banques européennes. Et une pléthore d’initiatives privées les accompagne. «Avant l’émergence de blockchain, je m’attendais à un autre krach, encore pire que celui d’il y a dix ans, étant donné que rien n’a changé. En effet, le système n’a évolué en rien, les acteurs sont toujours les mêmes, et leurs motivations identiques. Mais je vois désormais une possibilité graduelle de l’émergence d’une économie parallèle dans laquelle des acteurs classiques auront toujours leur place, mais plus de pouvoir sera donné à l’utilisateur. Un des blockchainscomme Bancor donne le pouvoir d’émission d’une monnaie à ce dernier. Dans ce cas, il s’agit de n’importe qui ayant un téléphone mobile avec une connexion Internet. Avec cette technologie, tout le monde peut émettre littéralement une monnaie.»Bref, tout le mécanisme est déjà disponible pour l’émergence d’un monde monétaire décentralisé.
(1) Bernard Lietaer, Au cœur de la monnaie. Systèmes monétaires, inconscient collectif, archétypes et tabous, Paris, Yves Michel, 2013, 600 p.