Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

Libres ensemble

La grande question que voilà ! Mais sous couvert d’un débat de terrasse, la philosophe Pascale Seys explore les «mythologies» de notre quotidien. Déclin de l’empathie, questions sur la post-vérité, sur la passion du selfie, de larecherche de valeurs : des sujets qui nous touchent tous régulièrement et pour lesquels elle suggère des pistes, en appelant les grands philosophes à la rescousse.


Le but de ce livre est-il de vulgariser la philosophie?

Il s’agit de faire parler les faits du quotidien – ce que nous appelons l’actualité, qui est un peu notre écosystème – et de donner un éclairage à partir d’expériences que nous partageons tou.te.s. Et du coup, c’est impossible de comprendre notre situation sans s’en référer à ce que j’appelle les «murs porteurs» de la philosophie et qui nous permettent d’entrer en dialogue face à une expérience locale et en même temps de l’éclairer, de l’élucider à partir d’auteurs. Parfois ce sont des philosophes, mais ce sont aussi des musiciens, des artistes. Les philosophes n’ont pas le monopole de la pensée.

«Les murs porteurs», c’est intéressant comme image. Les philosophes sont-ils les sages d’hier?

Chaque époque a ses lanternes. Les questions qui ont été posées dans l’histoire sont si pérennes que c’est vraiment intéressant de nous pencher sur le lit d’une société qui n’est pas en très bonne santé. J’aime assez bien l’idée de la philosophie comme médecine. C’est Épicure qui disait: «Si la philosophie n’est pas une médecine de l’âme, comme la médecine l’est pour le corps, cela ne sert à rien.» Il y a l’idée de trouver de bons diagnostics pour s’appuyer sur la tradition du passé, pour éclairer le présent. C’est tout bénéfice pour le travail de l’historien aussi.

La philosophie peut-elle remplacer le Prozac?

«Plus de Prozac, moins de Platon», c’est le titre d’un bouquin. L’antidépresseur est une béquille. Elle vient artificiellement permettre vos connexions cérébrales de se faire, mais en altérant votre chimie naturelle. Je pense que la philosophie est plutôt dénuée de tout artifice parce qu’elle vous dit: «Voilà, le réel est là. Ou tu me l’enchantes ou tu le vois désenchanté, mais il est là, il est ta pensée avec les seules ressources de la raison.» Peut-être que le Prozac aide l’être souffrant et que la philosophie aide celui qui ose regarder nos expériences. Historiquement, les cabinets de consultation des sophistes, c’était les premiers psychologues, sauf que la science comme telle n’existait pas. Les philosophes étaient des accoucheurs (cf. la maïeutique). Socrate ayant affirmé: «La réponse, elle est en toi, mais plus elle est en toi, plus elle est cosmique», c’est-à-dire qu’il fait un lien entre le ciel, la terre et la subjectivité. Dans un monde où tout va vite, les gens ne prennent pas le temps d’avoir une petite bulle qualitative. Nous sommes quand même dans un monde dans lequel la raison, la logique, la vérité reculent… Rappeler aux gens qu’ils ont une raison, qu’il faut utiliser son cerveau, cela me paraît utile à la chose commune.

Vous utilisez le terme de «grand-n’importe-quoitisme» pour évoquer notre époque. Certains affirment que nous sommes face à un cocktail explosif avec un nouveau casting de chefs d’État autoritaristes, qui n’hésitent pas à user de la post-vérité et de rhétoriques guerrières. Qu’en penser?

Il y a un rapport totalement décom­plexé et très insultant à l’intelligence des gens. Il y a un très grand retour de la rhétorique utilisée à des fins de réduction de la pensée, de domination des masses. Mais les gens ne sont pas dupes. En tout cas en Europe, nous sommes très critiques par rapport à ce qui se passe aux États-Unis, tout le ballet qui a lieu maintenant entre Macron et Trump, personne n’a été dupe de cela non plus. Mais peut-être que cela prend beaucoup de place dans les médias. J’imagine que la montée des idéologies dans les années 1930, que la grande place qu’occupaient les sophistes dans la cité d’Athènes, étaient similaires. Sauf que leur retentissement médiatique n’était évidemment pas le même.

Pourquoi ces phénomènes prennent-ils tant de place?

Parce que c’est plus facile. Il y a une très grande facilité à utiliser le slogan. C’est court, c’est percutant et il ne faut pas réfléchir. Malgré tout, la distance critique exige un effort et du temps. Avec le prêt à penser, nous nous saisissons de ce qui est le plus facile à assimiler sur le moment. D’où la nécessité d’un contre-pouvoir fort, rôle que jouent d’ailleurs les lanceurs d’alerte. Pour moi, ce sont des héros.

Vous remettez aussi en question ce monde qui va trop vite.

Cela dit quelque chose sur l’impossibilité de l’homme contemporain à admettre sa propre mort, sa disparition, qui est pourtant inscrite au cœur même de notre expérience et qui lui en donne tout le prix. On dit souvent que l’on reproche aux philosophes d’être obsédés par la mort, mais c’est parce qu’ils aiment la vie. Ce sont des gourmands de la vie et c’est cette limite-là qui permet de déployer une existence riche. On sait tous que c’est un passage et qu’il faut la quitter. Mais c’est quand même la mort qui vient éclairer la possibilité d’une vie qui a du sens.

Dans votre livre, vous soutenez que «Monsanto» devrait être une injure. Vous en rêvez?

Je vois bien le Capitaine Haddock dire une chose comme celle-là, surtout par résonance. J’ai glissé sur le terrain de l’injure en voyant que l’Europe n’arrivait pas à prendre une position commune sur le glyphosate. Je trouve que ce cynisme décomplexé des grands business d’affaires, c’est d’un mépris insupportable.

Si la philosophie a un rôle à jouer, c’est de susciter toujours et encore la pensée, la distance et l’examen critique.

Vous évoquez aussi les attentats: que peut nous apporter la philosophie pour faire face à ces terribles événements?

Il y a le terrorisme tel que nous en avons vu les manifestations chez nous, à Paris, etc. Et puis il y a un terrorisme beaucoup plus général qui s’appelle la radicalité, mais qui existe dans énormément de domaines. Il y a des banquiers radicaux, des profs de gym radicaux, des végétariens radicaux. Il me semble que si la philosophie a un rôle à jouer, c’est de susciter toujours et encore la pensée, la distance et l’examen critique de toutes les expériences qui permettent précisément de s’ouvrir et de se déradicaliser. Je cite un exemple dans le livre, celui d’un homme qui a commis des attentats, puis qui lit deux auteurs des Lumières et tout à coup, il se «déconvertit»d’une logique de haine. C’est Levinas qui disait: «La philosophie, c’est un après vous originel.» J’aime bien cette idée de générosité. Quand nous avons ces gestes-là de dire «après vous», je pense que nous pouvons vivre tous ensemble de manière harmonieuse et respectueuse.

Nous sommes dans une société fatiguée. Et je pense que ce qui défatigue, c’est la curiosité.

Dans votre livre, vous questionnez aussi la générosité et vous citez Simone Veil, qui disait: «L’attention est la forme la plus rare et la plus prude de la générosité.» Est-ce que notre époque ne manque pas de générosité?

Il y a deux mots importants: la générosité et l’attention, qui finalement ne font qu’une chose. Dans un monde pressé, nous n’avons pas tellement le temps de cultiver le regard, de la même manière que nous avons peut-être moins le temps de travailler l’écoute. Nous voyons et nous entendons, mais nous ne regardons et nous n’écoutons peut-être pas assez. Je n’ai pas une vision amère sur la façon dont nous vivons, mais je constate que nous sommes dans une société fatiguée. Et je pense que ce qui défatigue, c’est la curiosité. Être curieux, c’est précisément promener son regard sur le monde qui nous donne à penser. C’est ce que nous appelons aujourd’hui l’écologie de l’attention. Être attentif, être à l’écoute, c’est un rapport à autrui qui est déjà généreux, puisque nous lui accordons de l’attention, de l’importance et du temps, à l’heure où nous ne pouvons plus nous concentrer pour voir pousser un brin d’herbe, simplement pour observer la mécanique du monde. Peut-être parce que l’idéologie est tellement centrée sur l’individu, qu’il passe beaucoup d’énergie à s’occuper de lui-même. Ce que nous ne savons pas, c’est qu’en passant par l’autre, cela nous revient de manière décuplée.

Vous évoquez aussi l’éthique et Deleuze qui la définit comme la capacité d’être à la hauteur de ce qui nous arrive. Pouvons-nous aujourd’hui dégager une éthique au cœur de cette vibrante actualité?

Je pense que nous vivons dans un monde tellement complexe que la seule manière d’éclairer la complexité c’est –à l’instar d’un millefeuille– d’ouvrir, de déplier le monde et notre expérience pour avoir une multitude d’entrées possibles. Je me garderai bien de moraliser, mais faire de la morale, c’est intéressant, pour voir en quoi, au cœur de tout ce qui nous arrive, nous sommes concernés. Et de nouveau, nous sommes concernés à la mesure de ce que nous regardons. Il y a des gens qui ne se sentent concernés par rien par exemple. Lire le monde dans ce qu’il offre de plus riche, permet de nous sentir plus heureux parce que nous y voyons une complexité qui se déplie, sans tenter de trouver une réponse réduite de la complexité. Cela me paraît un bel enjeu. Donc loin de moi les recettes et les réponses toutes faites. D’ailleurs, le livre montre que la question est renvoyée à chacun d’entre nous. Le but, c’est de sortir des carcans.