Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

Dossier

Parmi les maux qui caractérisent nos sociétés, l’économiste Pierre-Noël Giraud (1) tire la sonnette d’alarme pour ceux qu’il nomme « les hommes inutiles » : ceux qui ne trouvent pas leurplace, «leur valeur», dans notre système. Le constat d’un malaise qui a d’autres répercussions importantes sur nos sociétés.


En posant la question «que voulons-nous?»en introduction de son dernier ouvrage L’Homme inutile. Une économie politique du populisme, Pierre-Noël Giraud répond: «Des sociétés où tous les hommes seraient “utiles” et auraient donc une “valeur” pour eux-mêmes et pour les autres.» Tant dans les pays occidentaux que dans les pays émergents:les hommes inutiles – ces nouveaux «damnés de la terre» – chômeurs, travailleurs précaires, paysans sans terre, réduits à survivre de l’assistance publique ou familiale… Avec un système de trappes dans lesquelles est envoyée une frange de plus en plus importante de citoyens.

Après avoir défini l’homme inutile, l’économiste français rappelle qu’éradiquer cette inutilité est un choix politique, qui œuvre pour la paix civile. Dans les divers développements de l’ouvrage, il explique les moyens de parvenir à ouvrir les «trappes d’inutilité», tout d’abord d’un point de vue économique, puis dans une dimension politique: «Que faire en politique pour contraindre [les États à ouvrir les trappes d’inutilité] et lutter directement contre les fauteurs de trouble civil?» Pour Giraud, l’inutilité est la pire forme des inégalités (il en existe bien d’autres:de revenu, de consommation, de patrimoine, de capital, d’accès à diverses «opportunités»:santé, formation, liberté civique et politique, relations avec les autres) en raison de ces trappes dont il est quasiment impossible de sortir;inutilité aux autres mais aussi à soi-même.

Selon lui, l’optimisme revient à l’horizon 2100. Après un pic, on connaîtra une diminution démographique (il table sur 4 milliards d’individus à la fin du XXIIsiècle), les ressources en énergies fossiles seront largement suffisantes d’ici là, l’homme aura réussi à s’accommoder des hausses des températures… À la condition expresse de gérer correctement les trente prochaines années, cruciales à ses yeux. Pourtant, la situation actuelle, née principalement des politiques mises en place dans l’après-guerre ou résultant plus récemment de différentes crises économiques et financières – dont la dernière, en 2008 – n’incitent guère à l’optimisme. Et, surtout, cela envoie de mauvais signaux aux populations, en cette période de globalisation à l’extrême de l’économie.

On remet le couvert?

Ce livre constitue – malheureusement – une confirmation de ce que l’économiste prédisait déjà dans d’autres ouvrages parus à la fin du XXesiècle, notamment avec la survenance de la crise des subprimes et l’inimaginable – alors – faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers en 2008 et la catastrophe qui s’ensuivit. En matière financière, Giraud démontre, en prenant la métaphore du mistigri (nous dirions plutôt du valet qui pue), que tous les mécanismes sont de nouveau présents aux États-Unis pour revivre une nouvelle crise majeure, «reste à savoir qui, après, aura cette fois la mauvaise carte en main au moment où cette crise se déclenchera».

Pourtant, l’économiste insiste sur le fait que plus que jamais, nos sociétés ne peuvent plus se dérober à la question de l’inutilité, centrale avec celle de l’environnement. Car l’une des conséquences de cette inutilité qui touche de plus en plus d’hommes et des inégalités de plus en plus flagrantes, tant en Europe qu’aux États-Unis, est la montée des populismes qui se nourrissent de ces travers. Des populismes qu’il s’agit donc de combattre en luttant contre la spirale infernale de l’inutilité, car les risques sociaux et politiques actuels sont énormes – guerres civiles, migration, populisme.

L’ouvrage s’achève donc par ce que Giraud préconise pour atteindre l’objectif d’éradication de l’inutilité, dans ce monde de globalisation des firmes. Il s’agit de travailler sur la nature (quelles politiques mener par chaque État pour lutter contre les changements climatiques?), la globalisation des firmes (attirer de nouveaux emplois nomades liés à des groupes globaux) dans une zone, un pays donné, afin de réveiller ou redéployer un certain nombre d’emplois sédentaires (ceux qui ne peuvent pas être déplacés et qui disparaissent ou diminuent en cas de départ des travailleurs nomades de cette zone).

Un enjeu pour l’Europe

Giraud évoque de nouvelles règles du jeu internationales afin de coopérer pour le bien commun, avec, tout d’abord, des pays émergents qui se recentreraient sur eux-mêmes afin de donner naissance à une véritable classe moyenne, et dont les firmes, dans un deuxième temps, délocaliseraient leurs entreprises de main-d’œuvre non qualifiée en Afrique ou en Asie du Sud, pour initier l’industrialisation et le rattrapage économique de ces pays. «Il convient de régionaliser les relations de rattrapage si l’on veut privilégier l’Afrique et qu’elle ait toutes ses chances.» Cela permettra ensuite à l’Europe, et éventuellement à l’Amérique du Nord, de se réindustrialiser.

Cela demanderait des accords entre pays, mais aussi entre les gouvernements européens et les entreprises globales, sur une politique industrielle à long terme. Cela permettrait ainsi une réduction des déséquilibres internes européens (bien plus importants pour le moment que les déséquilibres entre USA et Mexique ou intra-étatsuniens par exemple).

Si vous n’avez pas d’emploi, si vous êtes inutiles, c’est de la faute du nouveau venu.

Pour l’Europe, un enjeu actuel de l’éradication de l’inutilité est la lutte contre les partis «de guerre civile», anti-européens, xénophobes, anti-migrants qui surfent sur le populisme et dont le credo est: «Si vous n’avez pas d’emploi, si vous êtes inutiles, c’est de la faute du nouveau venu.»

Giraud s’emploie à déconstruire ce discours au terme d’un ouvrage très dense et qui donne un aperçu complet, pas très réjouissant à court terme, surtout depuis l’arrivée de populistes à la tête de grands États. Et, visiblement, en écoutant l’intervention du député européen Philippe Lamberts face au président français Emmanuel Macron au Parlement européen, le 17 avril dernier, on peut supposer que le député écolo avait dû lire L’Homme inutile.

 

 


(1) Pierre-Noël Giraud est professeur d’économie à Mines ParisTech et à Dauphine, PSL-Research University. Il est l’auteur d’ouvrages d’économie qui ont fait date, dont L’Inégalité du monde (1996), Le Commerce des promesses (édition nouvelle en 2009) et L’industrie française décroche-t-elle ? (2013).