Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

Libres de circuler, sauf les Roms ?


Libres ensemble

La libre circulation des personnes est l’un des principes phares de la construction européenne : tout citoyen européen est autorisé à circuler et à séjourner dans un État membre autre que celui dont il provient. Dans les faits, des segments entiers de citoyens n’ont qu’un accès limité à ce droit, notamment ceuxqui sont identifiés comme les «citoyens pauvres» de l’Union, dont la visibilité et la précarité dérangent. Parmi eux : les Roms (1).


Depuis des années, le Centre de médiation travaille quotidiennement avec des familles roms. La plupart d’entre elles sont originaires de pays membres de l’Union européenne. Malgré cela, un constat s’impose:jour après jour, ces familles évoluent dans un système où leur origine ethnique peut, à elle seule, constituer une entrave à l’exercice de la citoyenneté européenne. Il est fait référence ici, entre autres, à leur liberté de circuler et de séjourner ailleurs que dans leur pays d’origine. Un droit, en réalité soumis à des conditions qui ont, dans la pratique, des effets discriminants.

La liberté de séjour pour les ressortissants européens repose principalement sur un critère économique, à savoir celui de disposer de ressources suffisantes pour ne pas constituer une «charge déraisonnable pour l’État». Or, c’est précisément le manque de ressources qui pousse de nombreuses familles sur les routes de l’exil. De plus, si l’objectif est généralement de trouver du travail ailleurs, le contexte est marqué par un cruel manque de perspectives d’emploi. Victimes de discrimination systématique dans les écoles et sur le marché du travail dans leurs pays d’origine, les Roms restent majoritairement tenus à l’écart des offres d’emplois chez nous également. Parmi les familles que le Centre de médiation accompagne, certaines personnes réussissent à s’insérer dans les circuits d’économie classique, mais la plupart restent cantonnées dans des activités économiques informelles non reconnues, voire sanctionnées (vente de ferraille, porte-à-porte).

Droits soumis à conditions

Sur le terrain, une autre réalité, par ailleurs:la notion de «charge déraisonnable» est souvent utilisée de façon abusive concernant les Roms. On ne compte plus les cas où une demande d’aide sociale non contributive a suffi à activer un ordre de quitter le territoire. Parfois même, le seul constat d’une insuffisance de ressources a amené des familles roms à être considérées comme «charge déraisonnable», sans que personne n’ait requis l’aide sociale, sous couvert de la présomption qu’ils finiront par y avoir recours. La condition ayant trait aux ressources économiques s’avère donc souvent difficile à remplir.

On obtient alors l’effet dissuasif escompté: de plus en plus de personnes renoncent à se tourner vers les CPAS de peur de devenir la cible d’une mesure d’éloignement… et ce, malgré des situations de précarité qui s’intensifient. En effet sur les dernières années, des débuts de bidonvilles, et un nombre croissant de familles vivant à la rue ou en squat ont fait leur apparition. Le comble, c’est que la multiplication de ces situations a un effet direct sur nos représentations:l’imparable visibilité des personnes sans domicile – renforcée ici par le caractère familial du phénomène – a, petit à petit, fait de l’errance une image d’Épinal accolée aux Roms.

Ces situations de précarité de logement sont ensuite régulièrement invoquées pour restreindre leur mobilité en raison de la deuxième exception au principe de liberté de circulation:celle de la constitution d’une menace à l’ordre, la sécurité ou la santé publique. Ici aussi, les interprétations rigoristes semblent être privilégiées en Belgique, puisque les démantèlements de bidonvilles et de squats sont fréquemment assortis d’ordres de quitter le territoire. Au Centre de médiation, il est présumé que ces pratiques auront tendance à se généraliser et à se durcir avec le récent passage de la loi «anti-squat», adoptée par le gouvernement fédéral en septembre 2017. Cette loi permet entre autres aux propriétaires d’accélérer les procédures d’expulsion et d’engager des poursuites judiciaires et pénales à l’encontre des occupants, criminalisant ainsi la précarité au lieu de promouvoir la recherche de solutions alternatives.

Circulation à géométrie variable?

Indéniablement, l’extension de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale (depuis 2004) a permis à quelques milliers de Roms d’aller chercher de meilleures conditions de vie ailleurs, voire de s’engager dans des allers-retours entre leur pays d’origine et des lieux où le marché de l’emploi leur serait moins hostile. Cependant, force est de constater que dans le contexte actuel, où des conditions de précarité socio-économique objectives se mêlent à des stigmates quasi institutionnalisés, beaucoup sont placés dans l’impossibilité de satisfaire les critères desquels dépend leur droit de séjour. Ceux-ci sont pourtant censés être interprétés dans l’esprit de la directive, qui est de faciliter la libre circulation… Sauf que l’on ne sait que faire des Roms, de leur «étrangeté», de leur misère. Ainsi, échappent-ils à la règle. Tout récemment, une famille que le Centre de médiation a accompagnée durant des années s’est retrouvée expulsée du jour au lendemain. D’autres se sont vues offrir des primes au retour. Ce traitement revient à oublier qu’au-delà de la précarité économique, les familles roms qui arrivent en Belgique fuient avant tout des actes de persécution permanente:expulsions collectives, retrait forcé d’enfants, construction de murs de séparation, pogroms, stigmatisation dans les médias, ségrégation scolaire…

Les institutions européennes reconnaissent pourtant les difficultés dont souffrent les Roms, ainsi que les facteurs structurels et historiques qui sont à la source. Dans les faits par contre, tout semble indiquer que les régulations spatiales en jeu en Europe ont généré une nouvelle forme de discrimination, qui vient limiter la mobilité des populations plus vulnérables. Le sociologue Éric Fassin résume ce phénomène en une phrase: «Oui aux businessmen roumains qui arrivent en avion, non aux Roms indigents qui viennent en bus:ce sont bien les deux faces d’une même pièce.»

Vers une citoyenneté pleine et entière

Au-delà des constats, il est grand temps que les autorités européennes prennent également les mesures nécessaires pour que les Roms, reconnus comme victimes dans l’absolu (2), le soient aussi dans leur quotidien:dans la recherche de logement, d’emploi, face aux administrations…

À mille lieues des clichés, le travail auprès des Roms ne cesse de nous rappeler qu’ils sont des citoyens comme les autres, qui souhaitent travailler, se loger et éduquer leurs enfants, mais que l’on ne voit plus qu’à travers le prisme d’une catégorie «à part». Les processus de stigmatisation en marche depuis des siècles, et parallèlement, la discrimination généralisée à tous les domaines de la vie des Roms, ont transformé les libertés fondamentales reconnues à tout citoyen européen en un droit à géométrie variable.Nous l’avons illustré ici avec le cas de la libre circulation. En continuant de proposer une analyse structurelle, politique et historique de la situation des Roms, le souhait du Centre de médiation est de dépasser l’exaspération et les stéréotypes afin de replacer au centre de toute intervention et accompagnement la question des droits. Dans cette lutte, reconnaître la valeur centrale et supérieure d’un exercice égal du droit à se déplacer librement est un premier pas vers un statut de citoyens européens «à part entière».

 

 


(1) Les Roms constituent une communauté culturelle et linguistique principalement issue d’Europe centrale et orientale, et dont l’histoire et le présent sont marqués par deux phénomènes étroitement liés: la pauvreté et le racisme. Estimés à plus de 12 millions de personnes, ils forment la plus grandeminorité du continent. Elle est à distinguer des gens du voyage, une population au mode de vie mo- bile et majoritairement d’origine belge et française.
(2) Par exemple, encore récemment dans le communiqué de presse de la Commission européenne du 6 avril 2018, déclaration conjointe du premier vice-président Frans Timmermans et des commissaires Marianne Thyssen, Věra Jourová, Corina Creţu et Johannes Hahn.