Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

La bombe financière est réarmée


Dossier

Abondance des liquidités sur le marché, fragilité bancaire chinoise, prêts étudiants américains non remboursés… les détonateurspotentiels de la prochaine crise financière sont légion.


C’était il y a dix ans. Un séisme financier d’une ampleur extraordinaire faisait vaciller sur ses bases l’économie mondiale. À son épicentre:la crise des subprimesde juillet 2007 d’abord, liée au secteur américain des prêts hypothécaires. Un an plus tard, une crise bancaire et financière lui succédait. Le monde entrait en récession. Les déflagrations furent multiples:faillite de la banque Lehman Brothers, sauvetage in extremis du mastodonte américain de l’assurance AIG, Goldman Sachs et ses mœurs scandaleuses, crise grecque, chute de l’euro sont quelques-uns des faits qui ont émaillé ces mois cauchemardesques.

Et puis, tout est rentré dans l’ordre. Ou presque. Il a fallu des années pour que l’économie retrouve un aplomb fragile. Entre-temps, des millions d’emplois ont été perdus. Cinquante millions de personnes sont passées sous le seuil de la pauvreté. Des États se sont retrouvés endettés jusqu’au cou. La Grèce n’est jamais parvenue à sortir de l’ornière. La croissance reste poussive… La crise a contraint l’Europe à renforcer sa gouvernance économique. Les États-Unis d’Obama ont mis un frein à la course à l’enrichissement des banquiers. Mais l’atmosphère du business mondial reste bien celle d’un Far West. Ainsi, la grande finance n’a-t-elle jamais réellement été corsetée. Elle a retrouvé le chemin de la spéculation et des bénéfices énormes. Les paradis fiscaux se portent mieux que jamais, comme l’ont révélé les différentes enquêtes menées par la presse internationale. Il n’y a pas si longtemps pourtant, les contribuables étaient appelés à la rescousse pour éponger les pertes de banques au bord du gouffre…

Cette course effrénée au gain contribue à leur gigantisme. Et gare au tremblement de terre si l’un de ces «trop grands»finit par faillir…

Le mythe de Sisyphe

Fondamentalement, rien n’aurait été réglé, estiment des observateurs. En parfaits Cassandre, ils parient sur une nouvelle crise dont l’ampleur pourrait être supérieure à celle de 2008. Pour quelles raisons? Citons la dérégulation chère à Donald Trump, le risque géopolitique, la survie des entreprises suspendue à la stabilité des taux d’intérêt, la masse des prêts étudiants américains non remboursés, l’explosion de bulles spéculatives… La liste des causes probables du prochain marasme s’allonge sans que l’on sache laquelle sera à son origine. L’autre question, c’est «quand?». Ici, les oracles divergent. Le journaliste Marc Roche a consacré plusieurs ouvrages à la grande finance et à ses turpitudes (1). Il fait partie de ceux qui croient dans la survenance d’une nouvelle crise, ne fût-ce qu’en raison des cycles que ces accidents du capitalisme semblent observer. 1987:crise américaine des savings and loans. Début des années 1990: crise économique et financière dans les pays scandinaves. 2007-2008: crises des subprimes, crise bancaire, crise des dettes souveraines. 2018 sera-t-elle synonyme d’un nouveau naufrage? Telle est la question…

Pourquoi un tel pessimisme? «Malgré l’incontestable progrès de la réglementation, malgré la mise en place d’une coopération internationale (G7, G20, union bancaire européenne…) et bien qu’en théorie les paradis fiscaux soient rentrés dans le rang, il existe aujourd’hui des bombes à retardement qui pourraient faire éclater une nouvelle crise», énonce en préambule Marc Roche.

Toujours pas de cadre

Ces bombes sont multiples, mais le journaliste en désigne deux au potentiel explosif particulièrement puissant. «La première, c’est la quantité énorme de liquidités qui “flottent” sur les marchés. Elle résulte de la politique de la planche à billets (quantitative easing), menée aux États-Unis comme en Europe. Tout cet argent n’a pas été absorbé par l’économie réelle (industrie, administrations publiques, etc.). Une partie est restée dans la sphère financière qui s’en sert pour spéculer. Cela est dû au fait que si les banques ont été encadrées, les banquiers ne l’ont pas été. Et que si l’on n’assiste plus à l’hystérie et à l’enrichissement qui a conduit à la crise des subprimes, il existe toujours des moyens de détourner les règles mises en place.» Un exemple? «Les bonus énormes engendrés par la spéculation peuvent être masqués par des trusts, ces structures opaques versées dans la gestion d’un patrimoine dont on ne connaît pas le bénéficiaire». Soumis à certaines règles en Europe, ces bonus ne connaissent en revanche aucune limitation dans les pays émergents. Et puis, il y a la City que le Brexit va mettre définitivement à l’abri de l’Union européenne et de ses réglementations. Les paradis fiscaux de la Couronne – soit un tiers de ces territoires où il fait bon éluder l’impôt – rabattent l’argent vers la place financière londonienne qui le fait fructifier. «Malgré la crise, la grande puissance financière n’a pas été encadrée», insiste Marc Roche.

La Chine, sur un fil

La seconde bombe à retardement est chinoise. «L’économie de la Chine tourne à plein régime, mais son système bancaire est rudimentaire, opaque, trop lié au pouvoir», explique Marc Roche. «Ses banques ont acquis ou financé pour des particuliers une masse considérable de biens immobiliers à l’étranger. Si la bulle immobilière explose, la faillite est annoncée. Les immeubles achetés ne vaudront plus rien, ce qui entraînera une crise internationale de l’immobilier.» À grand renfort de capitaux, la Chine a mis la main sur l’industrie allemande ou le luxe français. Un épisode marquant parmi d’autres:le groupe chinois General Nuclear Power Corporation (CGN) a signé en 2016 des accords en vue de la construction d’Hinkley Point C (HPC), un projet nucléaire dans le Somerset. «Ce site, s’enorgueillit CGN, fait la taille de 245 terrains de football. Il utilisera 23.000 tonnes d’acier et 3 millions de tonnes de ciment. Jusqu’à 5 600 personnes travaillent quotidiennement sur le site.» Mais si le système bancaire chinois s’enraye, le robinet financier qui inonde le globe de capitaux sera aussitôt fermé. D’où la fin des investissements, des fermetures d’entreprises, le chômage. La crise qui suivra sera cinglante.

Selon Marc Roche, la surabondance des liquidités sur le marché et le risque bancaire chinois composeraient donc les principaux détonateurs de la prochaine explosion financière. Il ne faudrait toutefois pas oublier l’intention affichée de Donald Trump d’en finir avec les règles imposées à la finance par Barack Obama. L’actuel président américain veut assouplir la loi Dodd-Frank, laquelle a pour objectif d’éviter une répétition des errements qui ont conduit à la banqueroute de Lehman Brothers, du nom de cette banque d’investissement mise en faillite en 2008, dans le sillage de la crise des subprimes. Elle veut mettre un terme à la menace des banques too big to fail (trop grosses pour faire faillite). Ce retour en arrière risque de conduire à une nouvelle course au gigantisme, donc à une nouvelle crise financière si un des géants vient à faillir. Les banques étant systémiques, leur effondrement aura des conséquences immédiates sur l’économie réelle. «Et comme le gouvernement américain ne voudra pas connaître un second traumatisme Lehman Brothers, il assumera les dégâts», estime Marc Roche. Autrement dit, il renflouera avec l’argent des contribuables. Car si les gains sont privatisés par les banques, les pertes sont condamnées à être mutualisées.

© Philippe Joisson

Vous avez dit éthique?

Bien sûr de nouvelles banques pariant sur l’éthique, partagent la conviction que la finance doit changer. Triodos, dont les actifs sous gestion ont augmenté de quelque 15%entre 2015 et 2017, investit dans l’entrepreneuriat durable en Europe et dans le microcrédit et le commerce équitable en Asie, en Afrique et en Amérique latine. La banque se fait fort d’établir des «liens avec des initiatives qui contribuent à un renouveau sociétal». Plusieurs exemples:le «cinéma Palace dans le secteur de la culture, Greensky dans les énergies renouvelables, l’école fondamentale Vier Winden à Molenbeek ou encore, la reconversion du Loods 20, un ancien hangar portuaire à Gand»sont soutenus par la banque, peut-on lire dans son rapport annuel 2017. Si l’on en croit le site Scandesbanques.be, Triodos est loin en tête des banques qui évoluent chez nous sur le terrain de l’éthique. Mais à vrai dire, sur le plan mondial, les banques éthiques ne pèsent pas grand-chose à côté des monstres de la finance. De surcroît, le secteur fait assaut de bonne gestion comme d’autres de greenwashing, sans que l’on sache vraiment qui dit vrai. La Tribunerelevait ainsi en décembre dernier que BNP Paribas arrivait en tête du classement de l’ONG ShareAction qui promeut l’investissement responsable, suivie d’UBS et de HSBC. Soit trois mastodontes de la finance «traditionnelle» qui ont goûté plus d’une fois au scandale. BNP Paribas serait bien au contraire lanterne rouge en matière d’éthique, toujours selon Scandesbanques.be.

Gare aux géants!

Au bout du compte, le contribuable reste la bouée de secours de la grande finance qui travaille d’abord à son… enrichissement. En Europe, le bail out/bail in fait reposer sur les épaules de l’homme de la rue les erreurs des banques. Dans le bail out, on prélève l’argent du contribuable via des fonds publics pour le donner aux banques;dans le bail in, on prend directement l’argent des déposants au-dessus des 100.000 euros par dépôt… Terre à terre, cette réalité renvoie à peu de choses les balises données successivement aux banques ces dernières années (comme les accords de Bâle III qui leur imposent d’avoir un minimum de capitaux propres afin d’assurer leur stabilité financière) ou aux investisseurs (comme la directive européenne MiFID II qui fixe les règles du jeu à suivre par les institutions financières dans le cadre de l’offre de produits d’investissement ou de la prestation de conseils en placement).

Enfin, comment ne pas parler de l’accélération que pourrait donner à un nouveau marasme la robotisation de la spéculation – le very fast trading. Dans les grandes banques d’affaires, informaticiens et programmeurs de haut vol remplacent progressivement les traders. Les ordinateurs ont tronçonné le temps spéculatif en nanosecondes, ne laissant que peu de marge aux boursicoteurs. Cette course effrénée au gain contribue à leur gigantisme. Et gare au tremblement de terre si l’un de ces «trop grands»finit par faillir…

 


(1) Marc Roche, La Banque. Comment Goldman Sachs dirige le monde, Paris, Points, 2011, 320 p. et Les Banksters. Voyage chez mes amis capitalistes, Paris, Albin Michel, 2014, 240 p.