Espace de libertés | Juin 2018 (n° 470)

International

Le 24 juin prochain, la Turquie vivra au rythme d’élections présidentielle et législative anticipées. Une surprise, une tactique qui pourrait desservir le parti de l’autoritaire président Recep Tayyip Erdoğan. Analyse avec le professeur d’économie Ahmet Insel (1).


Erdoğan a annoncé l’organisation anticipée d’élections législatives et présidentielles: comment analyser cette décision?

C’est une surprise! Et en plus d’être une élection innatendue, c’est une élection éclair, pour empêcher l’opposition – et notamment une fraction du parti qui était en alliance avec lui et qui est passée dans l’opposition – de se présenter aux élections. Mais finalement, cette tactique s’est retournée contre lui, car les partis d’opposition qui étaient jusqu’à présent fort divisés en trois blocs (la sociale-démocratie, la droite nationaliste et le parti de gauche prokurde) ont décidé de s’organiser davantage. C’est un changement de situation intéressant, mais cela ne signifie pas que la victoire de l’opposition est acquise. Erdoğan et son parti constituent toujours une force électorale et il est capable de mobiliser tous les moyens de presse et de l’État pour bombarder idéologiquement les électeurs, et surtout, empêcher l’opposition de s’exprimer largement dans la société. Mais, les présidentielles et les législatives auront lieu le même jour, et donc, il y a une chance qu’il n’obtienne pas une majorité parlementaire… Lors du référendum de l’année dernière, le «non» a failli passer et la validité du décompte est controversée. Cela avait entraîné la désillusion, mais ces derniers jours, on note un changement d’attitude et un regain d’espoir chez les collègues journalistes et défenseurs des droits de l’homme.

Vous dénoncez la dérive autoritaire d’Erdoğan, cela a-t-il un impact sur votre vie et votre profession, lorsque l’on voit la multiplication des pressions et emprisonnements des intellectuels en Turquie?

Au niveau professionnel non, car j’avais pris mes dispositions et ma retraite avant les purges. Un peu par prévention, mais aussi parce que je trouvais que le cadre devenait de plus en plus étroit à l’université, de par la pression du gouvernement. Je suis davantage chroniqueur que journaliste. Dans le journal pour lequel j’écris depuis trois ans, 17 de mes collègues ont été inculpés et 11 mis en détention provisoire. Le dernier vient d’être relâché il y a peu. Cela a eu un impact sur chacun d’entre nous, mais je suis quand même très fier que le journal ait pu paraître durant tout ce temps, avec la même ligne critique, sans autocensure. Avec beaucoup de difficultés financières, mais avec une équipe soudée qui a pu tenir.

La dérive autoritaire était-elle prévisible dès l’arrivée de l’AKP au pouvoir? Les opposant.e.s craignaient déjà qu’Erdoğan ait un agenda caché?

C’est un conservateur de droite et au départ, il affirmait qu’il respectait les règles de la démocratie et qu’il voulait devenir un musulman démocrate. Par principe, je pense que les déclarations des personnes doivent primer sur leurs intentions cachées. En 2003, l’AKP affirmait vouloir sortir de l’islam politique. Mais il n’a jamais caché être un parti conservateur. À partir de 2007, puis en 2009 – avec des éléments accélérateurs comme ceux du parc Gezi (2) – le ton est devenu de plus en plus autoritaire. Mais je ne crois pas que l’AKP avait prévu ce qui est en train d’arriver actuellement dès 2002.

Vous pensez que le refroidissement du processus d’intégration de la Turquie à l’UE pourrait avoir influencé Erdoğan dans son style de leadership, que voulez-vous dire par là?

La vertu du processus d’adhésion à l’Union européenne passait par l’ancrage du pays et l’adaptation nécessaire de ses institutions, à la démocratie et à l’État de droit. On notait une corrélation intrinsèque entre l’ouverture des négociations avec la Turquie et l’ancrage plus démocratique de l’AKP jusqu’à 2008. À partir du moment où l’Union européenne et principalement ses représentants de l’époque, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, ont exprimé que la Turquie n’avait pas vocation à faire partie de l’Union européenne, toute cette ouverture s’est délitée. On ne peut pas affirmer que la dérive autoritaire résulte de cela, mais c’est un facteur qui y a tristement contribué.

La Turquie s’éloigne-t-elle aussi de la laïcité?

D’abord, la laïcité turque ne peut être entendue de la même manière que la laïcité en France et en Belgique. La laïcité qui a été instaurée après l’abolition du khalifat ne signifiait pas la séparation nette de la religion et de l’État. Cela n’a jamais été le cas. En 1924 a été créée une direction des Affaires religieuses, la diyanet. Tous les imams sont donc devenus fonctionnaires. Deuxièmement, la laïcité en Turquie a été conçue pour limiter l’activité religieuse, exclusivement dans l’espace contrôlé par l’État, c’est-à-dire la mosquée, qui est elle-même contrôlée par la diyanet. Toute manifestation religieuse étant interdite en dehors de cela. Ce n’est donc pas une conception démocratique de la laïcité. Aujourd’hui, la ruse de l’histoire, c’est que l’AKP utilise ces mêmes institutions héritées du laïcisme autoritaire, mais dans l’autre sens. Le paradoxe, c’est en effet que l’AKP n’a pas inventé ce système, mais qu’elle l’a retourné à son avantage, sans changer les lois ou la Constitution. C’est toute la faiblesse de ce système. Aujourd’hui, la laïcité est en danger parce que les conservateurs sont au pouvoir. Il ne faut donc pas défendre un retour en arrière, mais une laïcité réelle avec séparation des pouvoirs.

Vous refusez les tabous: vous tentez d’introduire la question kurde et même arménienne, au sein de la société turque. Comment est-ce perçu par la population?

Il y a eu des moments où c’était plus facile d’en parler sur la place publique… Le débat est aujourd’hui passionné, la répression beaucoup plus forte et le nationalisme a regagné du terrain. Surtout que les partis d’opposition ne veulent pas non plus ouvrir le débat sur le génocide arménien ou sur les lieux de culte des minorités, car ils sont concentrés sur leur combat contre Erdoğan. Cela engendre aussi une peur. Et pas seulement des Kurdes ou de Daesh, mais aussi des relations troubles de la Turquie avec les groupes djihadistes en Syrie. Et comme le pouvoir contrôle à présent 90% des médias, les espaces de dialogue sont très réduits.

La situation géopolitique et les potentielles menaces des pays limitrophes ont-elles contribué à renforcer un pouvoir fort?

Il n’a pas augmenté, mais cela a permis de le stabiliser. Car en réalité, il n’a jamais dépassé les 51%. Mais ces tensions autour de la Turquie permettent à Erdoğan de jouer sur le discours populiste «du péril en la demeure», avec en contrepartie la nécessité de s’unir autour de l’État et d’un programme nationaliste et xénophobe.

 

 


(1) Ahmet Insel a dirigé le département d’économie à l’Université de Galatasaray et fut doyen du département des Sciences économiques et vice-président de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est aussi chroniqueur pour la revue Birikim et les quotidiens Radikal et Cumhuriyet. Il a reçu le titre de docteur honoris causa à l’ULB le 26 avril dernier.
(2) Mouvement portestataire d’occupation violemment réprimé en mai 2013, NDLR.