Les églises sont vides, l’air est connu. Mais quelles leçons tirer des pèlerinages qui sillonnent l’Europe?
Il fut un temps où le pèlerinage aux sanctuaires de Beauraing tournait à plein régime. Les bus s’y arrêtaient par dizaines, l’hôtel local était bourré à craquer et, de la voie ferrée, on pouvait voir des centaines de cierges crever l’obscurité de leurs ammèches les soirs d’été. À quelques pas de là, l’Institut Notre-Dame du Sacré-Cœur prospérait allègrement, au grand dam de l’athénée voisin.
Si on parle ici de Beauraing, c’est parce que le 27 septembre dernier, une bénédiction pas comme les autres y a allumé un début de polémique. L’Église a placé ce jour-là sous la protection de Dieu les… tablettes et les smartphones. Après tout, elle accorde bien sa bénédiction au bétail, aux maisons, aux animaux de compagnie, aux voitures, etc. Informatique et téléphonie numérique constituant des objets incontournables de notre époque, l’occasion était belle pour elle de se projeter vers une certaine modernité. Trois à quatre cents personnes étaient présentes.
Les critiques ont fusé. Pour résumer: les églises seraient-elles vides au point de pousser la religion catholique à se rappeler de la sorte à l’attention de ses « déserteurs »? Aujourd’hui, un GSM vous accompagne plus sûrement qu’autrefois un missel. Chaque pèlerin est connecté, et pas qu’à Dieu. Beauraing et son pèlerinage ne sont qu’une manière anecdotique d’entrer dans le vif du sujet. La question fondamentale, c’est: l’office ne faisant plus recette, ce genre de bénédictions et –de manière plus large– les pèlerinages et leurs différentes manifestations/attractions ne représentent-ils pas l’opportunité de mesurer une foi qui, loin d’avoir disparu, s’exprimerait en réalité d’une autre façon?
300 millions de voyageurs religieux
En 2011, une association nommée Spirit-Tours indiquait ainsi que le tourisme spirituel et religieux était en pleine croissance. Elle évoquait « une tendance internationale ». Plus objectivement, l’Organisation mondiale du tourisme –une institution des Nations unies– estime à 300 millions le nombre de voyageurs « religieux » à travers le monde. Plus de 50% d’entre eux sont de confession catholique.
Un coup d’œil sur les chiffres de la fréquentation du pèlerinage de Lourdes permet de mieux appréhender le phénomène. Depuis 2000, environ 6 millions de fidèles y répondent présents chaque année, à l’exception notoire de 2008 où ils étaient plus de 9 millions. C’était à l’occasion du 150e anniversaire des apparitions de la Vierge. Depuis la guerre, la fréquentation des sanctuaires pyrénéens n’a cessé de progresser. En 1958, à l’occasion du centième anniversaire des apparitions, Lourdes avait accueilli 4.900.000 fidèles. Un record pour l’époque. Aujourd’hui, ils sont environ 20% de plus. Cela voudrait-il dire que la foi catholique en net retrait dans la pratique quotidienne retrouve des forces en certaines circonstances?
La lecture de ces chiffres doit en réalité s’accompagner de la prise en compte d’une série de facteurs exogènes, parmi lesquels la mobilité. En 1950, la voiture était encore un luxe et les low-cost n’existaient pas. Les deux ou trois millions de personnes qui faisaient annuellement le déplacement vers Lourdes devaient accomplir un périple autrement fatigant et onéreux que de nos jours. La dévotion n’est pas qu’une question de statistiques.
Pèlerins ou touristes?
Et puis, il y a l’intention. Voyager avec des lieux sacrés pour destination ne suffit pas à vous transformer en pèlerin. En 1992, le théologien Bernard Roussel écrivait que « le pèlerinage est un chemin vers le Moi profond, vers quelque chose, vers quelque lieu, vers quelqu’un qui nous aide à retrouver le sens de notre expérience vitale, à en retrouver le sens […] Pour qu’une visite puisse être considérée comme pèlerinage, il faut qu’elle soit faite dans une intention dévotieuse ». D’où, à nouveau, les précautions qui s’imposent lorsqu’il s’agit de « mesurer » le degré d’implication spirituelle des touristes religieux. L’authenticité de l’intention va de pair avec le sacré.
Le succès de certains pèlerinages mis à part, les observateurs de l’Église font encore valoir que ses difficultés actuelles n’ont pas empêché ces dernières années de vastes proclamations de foi et de soutien. Ce fut le cas par exemple en Pologne autour de Jean- Paul II. C’est régulièrement le cas avec les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), François réussissant à attirer la bagatelle de 3.700.000 personnes lors de la dernière édition de Rio de Janeiro. Les médias encore rappellent pour leur part, de temps à autre, qu’il existe une foi spontanée (« irrépressible ») à la recherche de « miracles », comme ce fut le cas à Jalhay en 2014. Celle-ci serait omniprésente et n’aurait pas besoin d’une église et d’un office pour s’exprimer.
Authentique ou non, l’intention qui amène le visiteur en des lieux sacrés peut être propice à son évangélisation. Certains auteurs ont énoncé la marche à suivre pour transformer l’aubaine représentée par un tourisme même non pieux en un « prosélytisme doux ». Ce conseil, par exemple: « Transformer le touriste en visiteur, c’est-à-dire une personne dotée d’un minimum d’approfondissement culturel, d’attention respectueuse et de jouissance spirituelle […] rendre la vitalité religieuse et l’importance spirituelle aux cathédrales réduites à des temps de l’art inexpressifs et laïques, vidés de tout contenu lié à la foi… » Bigre.
À nouveau, où est la véritable dévotion? Où est l’authenticité? La manière dont l’Église se démène aujourd’hui pour « créer l’événement » –de la bénédiction des tablettes et smartphones à la promotion de pèlerinages proches ou lointains– s’accompagne fatalement d’un business digne des pharisiens. Tour-opérateurs, vendeurs de souvenirs prétendument bénis, industrie hôtelière de piètre niveau… le porte- feuille est le boulet de l’âme. Il importe donc de faire le distinguo. Dans l’émission »Un jour, un destin » diffusée en septembre dernier et consacrée à Michel Serrault, Jean-Pierre Mocky rejetait ainsi toute intention d’avoir voulu moquer la foi des pèlerins avec son film Le Miraculé. Sa cible, c’était « ces marchands du temple ».
France, Pologne, Belgique, Espagne, Portugal, Grèce, Turquie, etc. Les pèlerinages qui s’offrent aux catholiques ont encore de beaux jours devant eux. Il reste à savoir si, lorsqu’il pénètre dans l’abbaye de Cluny, le visiteur n’est qu’un curieux, un érudit à la recherche de racines civilisationnelles ou un être en quête de sens. D’un certain sens. La caricature n’est jamais loin du propos.