Espace de libertés | Juin 2019 (n° 480)

Dossier

Convaincre les décideurs et autres « cibles » en charge des dossiers d’adopter, rejeter ou amender telle ou telle législation ou politique: c’est le job du lobbyiste. Un métier source de fantasmes, parfois avérés, mais dont les mécanismes sont surtout méconnus du grand public. D’après Joël De Decker, ancien lobbyiste dans le domaine des technologies de l’information et de l’intelligence artificielle, nous avons une vision naïve du métier. Et il fait d’emblée retomber le soufflé: chacun défend ses intérêts!


Faire pression sur le pouvoir, est-ce normal ?

Le lobbying est un très vieux métier : chaque clan a toujours défendu son « bout de gras ». Dès qu’il y a eu un pouvoir, des gens ont toujours essayé de défendre leurs intérêts auprès du législateur. Tout le monde prétend défendre l’intérêt général, mais en réalité, il n’y a pas de bon lobby ou de lobby vertueux. La mission est de défendre son bout de gras quand il s’agit du commerce et son idéologie lorsqu’il s’agit d’une ONG. Personne n’est dans l’intérêt général, même si certains en ont l’illusion. Tout le monde est payé pour défendre des positions particulières. Mais le lobbying est un dirty word (« sale mot »), car il véhicule une série d’images qui ne sont pas toujours positives. Le mot n’est d’ailleurs jamais utilisé par l’industrie ni par les institutions. On parle plutôt de public affairs manager ou de représentants de groupes d’intérêt. Pour moi, le lobbying est un exercice de démocratie participative dans les coulisses du pouvoir. Et on est toujours, dans ce métier, le mauvais lobbyiste de quelqu’un d’autre. Je me rappellerai toujours Romano Prodi, alors président de la Commission européenne, s’exprimer dans un restaurant de la rue de la Loi : « Les lois, c’est comme les saucisses, mieux vaut ne pas savoir comment elles ont été préparées. » Finalement, le législateur est dans la position d’un juge. Il entend différentes thèses, il doit se faire une opinion et, à un moment, arbitrer. C’est à lui que revient le souci de l’intérêt général, pas au lobbyiste. Tout comme un avocat n’a jamais le souci de la vérité, mais celui de défendre la thèse de son client. Et d’ailleurs, le législateur aspire à rencontrer des lobbyistes, car cela lui procure l’information nécessaire pour instruire son dossier.

Pourquoi affirmez-vous qu’il s’agit de pratiques démocratiques ?

Les fonctionnaires ne sont pas omniscients. Même s’ils sont extrêmement bien formés, ils ne peuvent pas tout connaître, et surtout pas l’impact dans les entreprises et sur le terrain. Voilà pourquoi recevoir de l’information les intéressent. S’ils n’organisent pas avec les différents groupes de pression ces « grands messes » d’information durant lesquelles les fonctionnaires entendent les parties s’étriper sur tel ou tel sujet, leur hiérarchie va le leur reprocher.

Quels sont les clients, les thé­ma­tiques dans lesquelles vous êtes intervenu ?

J’ai été public affairs manager durant onze ans pour IBM et puis consultant indépendant, notamment pour Microsoft et Qualcomm (qui détient le brevet GPS US). J’ai pu intervenir au niveau des directives européennes du commerce et de l’OMS lors des négociations TRIPS (Trade-related aspects of intellectual property rights). L’idée était d’échanger de l’agriculture contre des nouvelles technologies et de l’informatique : les pays du Nord achetant des légumes et des fruits et ceux du Sud, des technologies. Et je suis aussi intervenu auprès de l’OCDE et de la COCOF concernant les logiciels libres. J’ai également œuvré auprès du Conseil de l’Europe par rapport à des conventions relatives à l’environnement et la culture.

Quelles sont les tactiques employées par la profession ?

Il faut avoir un bon dossier et prendre rendez-vous. Le nom de l’entreprise ou de l’ONG est pour 99 % dans la réussite du rendez-vous. Que ce soit IMB ou Greenpeace, ce sont des noms qui ouvrent des portes. Il faut d’abord identifier la bonne personne à influencer. Ce n’est pas toujours la plus gradée, mais souvent le fonctionnaire chargé du dossier. Faire du relationnel, traîner ses guêtres rue de la Loi, inviter un tel au restaurant, c’est du lobbying à la papa. Internet a changé les choses : une révolution pour la profession, car nous sommes depuis lors informés directement. Le plus dangereux dans notre profession, c’est de découvrir l’information dans la presse. Il faut travailler en amont, faire du monitoring des matières qui concernent nos clients pour pouvoir agir au moment opportun et faire partie des listes des gens qui sont consultés. L’objectif est d’obtenir une proposition de directive avec laquelle on n’a pas de problème, avant qu’elle passe au Parlement et au Conseil, parce que c’est beaucoup plus facile de regarder au-dessus de l’épaule du fonctionnaire européen lorsqu’il rédige la directive, en lui disant : « Là, si on mettait un verbe conditionnel plutôt qu’un affirmatif ? » Son chef ne va même pas lui demander pourquoi et cela évite de faire voter quelque 700 parlementaires pour effectuer ce changement par la suite. Pourtant, si je rentre avec ce travail effectué, mon supérieur ne va rien y trouver d’exceptionnel, il va estimer que je fais juste mon métier. Alors que si j’arrive à faire voter un amendement au texte par le Parlement, c’est estimé plus glorieux et j’aurai une promotion !

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Les fonctionnaires européens ont-ils conscience que beaucoup de choses se déroulent à leur niveau ?

Oui, je pense que les pères des directives savent qu’ils ont beaucoup de responsabilités. Mais c’est revu par leurs chefs de service et la direction. Ils ne sont pas seuls, il y a des check and balances un peu partout. Cela exige également de travailler avec les États membres et cela engendre plus de frais… Il faut ensuite suivre les transpositions des directives dans les différents États, car de plus en plus d’actes normatifs européens laissent une marge d’appréciation dans la transposition nationale, ainsi que dans l’application et la définition des contraintes.

Pourquoi y a-t-il chaque fois plus de directives de cette sorte ?

C’est une manière d’avancer, ce qui n’est pas facile avec vingt-huit pays. C’est typiquement une méthode de diplomate. L’Europe se fait comme ça, par des petits pas.

Les journalistes ou ONG qui enquê­tent sur les pratiques des lobbyistes révèlent parfois des documents qui démontrent les véritables positions de l’industrie. Or, celle-ci ne se soucie pas toujours de l’intérêt général, et est en contradiction avec ce qui est affirmé publiquement. Cette opacité est-elle une source de reproche légitime ?

C’est normal que les position papers internes soient différents de la communication externe. Ceux-ci sont parfois excessifs, car ils représentent l’idéal à atteindre (c’est le syndrome du marquis de Sade) et la position extérieure de l’entreprise sera, elle, basée sur un compromis. C’est aussi le rôle du lobbyiste que de préciser en interne ce qui est « vendable », de passer au stade de la position avec laquelle l’entreprise « peut vivre », plutôt que celle idéologiquement souhaitée. Le secteur privé a certes horreur des lois de régulation qui leur disent comment produire et commercialiser leurs produits. Mais soyons honnêtes, c’est aussi la position de nombreux citoyens : chaque fois qu’il y a une nouvelle loi, ils rouspètent et considèrent cela comme une atteinte à leur liberté.

On reproche aussi aux lobbys leur puissance, notamment financière, ce qui rendrait inégales les possibilités d’autres parties de faire valoir leurs positions.

Comment font les PME pour faire entendre leur voix ? Elles se regroupent en associations. Comment contrer la puissance des uns ? Par l’organisation de groupes de contre-pouvoir. Le plus important lobby européen n’est pas celui de la chimie, de la finance, du pétrole, des communications, c’est le lobby agricole. Pourquoi n’interdit-on pas le glyphosate ? Ce n’est pas à cause de Monsanto – on le voit venir de loin – c’est à cause du lobby agricole.

Quelles sont les « cibles » dans ce processus ?

Pour chaque dossier, il y a généralement une vingtaine de personnes. Parmi celles-ci, le fonctionnaire en charge d’un projet de directive européenne (processus qui prend deux ans en moyenne) et sa hiérarchie. Nous sommes le plus souvent invités à ce stade du processus. Pour le lobbyiste, dans ce groupe de 20 personnes, tout l’art est d’être la 21e et d’être accepté dans l’équipe pour sa valeur ajoutée, pour la qualité des arguments apportés. C’est le fait de se comprendre entre personnes qui connaissent à fond le dossier. Au Parlement européen, le rapporteur est également important dans le processus, de même que les inter-groupes parlementaires, dans lesquels on trouve un mélange de parlementaires et de représentants de groupes d’intérêt et où l’on discute de manière interactive. Beaucoup de compromis ou de « chemins vers la vérité » se façonnent finalement dans ces groupes-là. Ils n’ont pas pignon sur rue : c’est connu, mais ce n’est pas public et cela se déroule sur invitation. Nous ne sommes plus dans un style de lobbying « à la sauvage » où on forçait les portes. Il y a aujourd’hui une plus grande ouverture des institutions grâce à Internet, on note une plus grande transparence de part et d’autre. Les lobbyistes assument davantage ce et ceux qu’ils représentent. Cette transparence est d’ailleurs l’une des grandes préoccupations des institutions. Il faut jouer le jeu, car sinon vous prenez le risque de perdre votre accréditation et votre réputation, c’est très important.

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Le Conseil de l’Europe a la réputation d’être moins transparent que les autres institutions, notamment à cause des réunions qui s’y tiennent à huis clos. Pourquoi ?

Le Conseil a eu l’honnêteté de le dire, mais certaines réunions à la Commission se tiennent également à huis clos. C’est parfois nécessaire lorsqu’il faut trouver un compromis et pour éviter la foire d’empoigne. Je pense qu’il vaut mieux que la discussion qui permet d’aboutir à ce compromis se fasse à huis clos, c’est une question d’efficacité. Et puis, il est toujours très désagréable de perdre la face devant une caméra. Il y a aussi beaucoup de réunions qui se déroulent de manière discrète, notamment au bar du Parlement ! Je comprends cela très bien. Mais ce n’est pas un problème pour le fonctionnement de la démocratie, car les points de contrôle sont là : le vote en commission et en plénière au Parlement, le COREPER (Comité des représentants permanents) au niveau des ambassadeurs et au niveau du Conseil. Je reviens à l’image de la saucisse de Prodi : à un moment, on présente la saucisse et si elle est bonne, tout va bien ! Cela chatouille la presse qui veut tout savoir tout le temps, mais il faut laisser un peu de discrétion dans l’élaboration des compromis. C’est une vieille tradition diplomatique.

Peut-être que ce qui travaille le plus l’opinion publique, c’est qu’aujourd’hui, la demande de transparence est plus importante ?

En même temps, les documents les plus importants sont sur Internet ! On n’a pas de très bons rapports avec la presse dans ce métier. Ce n’est pas nécessaire… On utilise finalement très peu les médias pour convaincre le législateur, contrairement au lobbying exercé par les ONG, où l’opinion publique est plus importante. Le GIEC, par exemple, qui est un lobby, maîtrise très bien la scène médiatique au niveau du réchauffement climatique ces derniers temps.

N’y a-t-il pas certaines pratiques qui posent question au niveau de l’éthique ?

L’une des questions qui se posent, notamment, c’est de savoir si l’on se montre ou si l’on « arme un guerrier ». J’ai lu – je ne sais pas si cela est vrai – que Monsanto avait créé une fausse association d’agriculteurs qui défend l’utilisation du glyphosate. Vrai ou pas, ce type de tactique est courant. Et ce qui l’est d’autant plus, c’est de demander à un lobbyiste de vous représenter sans citer votre nom. Mais le fonctionnaire avec lequel vous serez en relation voudra de toute façon savoir qui vous représentez… Beaucoup d’entreprises ont également adopté un code de conduite interne, ce qui permet par ailleurs à des fonctionnaires ou députés d’aller manger avec des représentants de groupes de pression sans que cela pose question. Chez IMB, on avait un audit corporate provenant directement de la direction, une fois par an, pour vérifier nos pratiques. Il y a aussi l’éthique personnelle du lobbyiste, même s’il est souvent dans la position du fou du roi. Mais c’est aussi le seul à pouvoir refuser une demande du grand patron.

Les fausses expertises sont-elles employées pour corroborer des positions ou le lobbying s’appuie-t-il surtout sur les thèses qui vont déjà dans leur sens ?

Je ne peux pas exclure qu’il y ait de fausses expertises, mais on recherche en effet une position – qui provient de préférence d’une organisation – qui va dans le même sens que nous et on affirme ensuite que nous pensons la même chose de l’Organisation mondiale de la santé, par exemple. Le besoin d’experts est important dans notre domaine, en interne, mais aussi provenant de l’extérieur, de think tanks, d’universités ou d’organisations reconnues.

Y a-t-il des tentatives de soudoyer les « cibles » par de beaux voyages d’études ou des « primes » ?

Des voyages, pour aller où ? Je n’ai jamais connu cela. Je ne dis pas que cela n’existe pas, mais je ne l’ai jamais constaté, du moins dans notre domaine, qui n’est pas celui des marchés publics. Il y a bien eu par le passé des personnes qui entraient illégalement dans les bureaux pour voler des documents, mais c’est plus contrôlé aujourd’hui et les lobbyistes ont peur de perdre leur accréditation et de se retrouver sur une liste noire. Je pense que si une décision politique est adoptée par une institution et qu’elle ne correspond à aucune logique politique, sociale, économique ou environnementale, alors on peut suspecter qu’il y ait de la corruption ou de l’influence. Mais l’enveloppe en-dessous de la table, c’est illégal et cela ne servirait à rien parce que l’on n’échange que des arguments intellectuels et que l’on ne peut donner une enveloppe à 700 députés ! Tout repose, au niveau des relations humaines, sur la confiance.

Mais le côté aléatoire des positions, le fait que l’impartialité absolue n’existe pas, implique de se reposer sur des choix qui sont à un moment donné personnels.

Le législateur est dans la position d’un juge qui écoute les thèses des différents avocats. Dans le monde judiciaire, ces derniers cconnaissent d’ailleurs très bien ceux qui ont l’oreille du juge, de par leur défense dans tel ou tel dossier. Mais c’est finalement l’honnêteté intellectuelle qui est récompensée. Il faut gagner le respect du législateur et en aucun cas le biaiser. On le fait une fois, mais pas deux !

Finalement, pour l’opinion publique, le plus important ne consiste-t-il pas à pouvoir espérer que le « juge » qui a sa propre ligne de conduite puisse en sortir parce que l’avocat lui a démontré que c’était nécessaire de le faire ?

Selon le vieil adage, « la vente ne commence que quand le client a dit non ». Et à ce jeu, certains sont plus doués et audacieux que d’autres, même s’il est très difficile de juger l’efficacité de notre travail puisque nous sommes dans un processus de compromis que l’on peut lire comme une bouteille à moitié vide ou à moitié pleine.