Réseaux, piliers, mouvements… ainsi se structure la société civile en Belgique. Et chacun « prêche »pour sa « paroisse ». Entre les institutions défendant un système de valeurs et les lobbys « pur jus », la frontière est floue. La pratique du lobbying a longtemps été banalisée, sans doute parce que notre pays en a une longue expérience.
Le 13 décembre 1830, le cardinal-archevêque de Malines adresse une lettre solennelle au Congrès national, qui est chargé d’élaborer la Constitution. La lettre du cardinal énonce toutes les revendications de l’Église catholique en matière de régime des libertés, revendications qui seront presque intégralement reprises dans la Constitution. On répondra sans doute que la situation était particulière. Pour l’essentiel, le primat de Belgique reprenait les termes de l’accord noué entre catholiques et libéraux dès 1828, dans la perspective d’une prise d’indépendance à l’égard du régime hollandais : pour l’Église, la partie était gagnée d’avance. Mais ce contexte révèle une deuxième spécificité belge en matière de lobbying. Les clivages ont précédé la nation, la pluralité idéologique est admise, notre devise nationale et la pratique des gouvernements unionistes, jusqu’en 1847, ont pour but d’atténuer les effets de la division. Mais non de l’effacer. Les partis sont l’expression d’intérêts catégoriels, irréductibles à l’intérêt de la Nation.
Dès lors, l’idée d’intérêt général n’a guère de sens dans un pays qui a vu surgir, par-delà l’antagonisme entre cléricaux et anticléricaux, le mouvement flamand puis le mouvement ouvrier. L’expression des intérêts catégoriels bat son plein dès le milieu du XIXe siècle, et habitue les esprits à cette évidence : il faut s’organiser collectivement pour peser sur la décision politique. Le lobbying se pratique bien avant que le terme soit importé des États-Unis : en 1957, en pleine guerre scolaire, Jules Gérard-Libois, animateur des groupes Esprit et futur fondateur du CRISP, plaçait l’Église catholique en tête d’un tableau représentant l’état des pouvoirs réels en Belgique.
Les intérêts catégoriels, une spécialité belge
On peut évidemment contester cette assimilation de l’Église, des partis, des syndicats ou du mouvement flamand à des lobbys. C’est même le but de cet article que de montrer ce qui distingue les authentiques lobbys des institutions défendant un système de valeurs. Mais il faut partir de ce constat embarrassant : les lobbys n’ont pas le monopole de l’intervention politique. Des milliers de structures défendent des intérêts catégoriels, et notre système politique a intégré leur participation à la vie démocratique dans son organisation législative et exécutive (protection des réseaux scolaires, des minorités idéologiques et philosophiques, des cultes et autres organisations convictionnelles reconnues, des représentants d’intérêts socio-économiques…). Comment dénoncer les lobbys dans un pays qui a constitutionnalisé ses divisions et qui organise une foule de canaux de concertation avec une société civile qui innerve les partis et les cabinets ministériels ?
La distinction entre les « bonnes » organisations de la société civile et les « mauvais » lobbys est d’autant plus difficile à faire que ces derniers revendiquent leur participation à la vie démocratique. Les lobbys ont compris l’avantage qu’ils pouvaient tirer de la théorie politique : ils se rangent dans le même camp que les syndicats, les ONG ou les Églises, c’est-à-dire dans la société civile. Plutôt que des groupes de pression ou d’influence, termes qu’ils récusent, ils se présentent comme des experts voués à éclairer le monde politique sur les décisions qu’il s’apprête à prendre, sur les enjeux, les conséquences et les contraintes entourant ces décisions. Pourvoyeurs d’une connaissance spécialisée, acquise au plus près du terrain qu’ils représentent, ils prétendent rendre les décisions politiques plus réalistes et plus efficaces en révélant leurs effets directs et indirects, positifs ou négatifs. Ils agissent donc de la même manière qu’un syndicat, une organisation féministe ou une association écologiste qui alerte le politique sur les conséquences insoupçonnées de son action sur les travailleurs, les femmes ou l’environnement. Dans un pays qui ne demande pas aux intérêts catégoriels de se sacrifier au profit de la volonté générale, mais qui les invite au contraire à s’exprimer dans leur infinie diversité, les lobbys contribuent à la délibération politique : ils attirent l’attention sur des enjeux économiques que les autres acteurs de la société civile ont tendance à négliger.
Sur le plan théorique, donc, la bataille de la légitimité a été gagnée par les lobbys. Mais alors, pourquoi tant de haine à leur égard ? Tout simplement parce que nous ne sommes pas dupes de leur alignement sur la société civile : nous les jugeons sur leurs actes et non sur leurs déclarations, sur la pratique et non sur la théorie. Et, sur ce plan, il y a bien une singularité des lobbys.
« Fabrique de doute »
Monsanto en a donné deux exemples édifiants ces derniers mois. D’abord en agissant, avec d’autres, pour que l’Agence allemande d’évaluation des risques, sollicitée par l’Allemagne au nom de l’Union européenne, écrive un rapport favorable au glyphosate car fondé pour moitié sur une littérature pseudo-scientifique rédigée par une coalition d’entreprises chimiques1. En vertu de ce procédé appelé « fabrique du doute », l’évaluation officielle de la dangerosité d’un produit repose sur des données trafiquées afin de faire contrepoids aux expertises scientifiques et de semer le trouble dans l’esprit des décideurs. Pourquoi interdire un produit dont la nocivité n’est pas démontrée, et pour cause ? Les grands secteurs industriels finançant une part considérable de la recherche scientifique, les conclusions des experts sont biaisées afin d’empêcher des mesures d’interdiction : la prétention à éclairer le politique s’effondre.
On a également appris, début mai, qu’un cabinet de lobbying travaillant pour Monsanto avait fiché en 2016 des dizaines de personnalités européennes (politiques, fonctionnaires, journalistes, scientifiques…) susceptibles de jouer un rôle dans l’interdiction du glyphosate. Un tel fichier – illégal – devait servir à approcher ces acteurs de la manière la plus adaptée, la fin justifiant les moyens : les cercles concentriques capables de peser sur la décision devaient être travaillés de façon personnalisée, en tenant compte de la situation et de la position de chacun.
Une expertise cadenassée
Ces exemples sont révélateurs de la logique du lobbying. Quoi qu’ils en disent, les lobbys ne cherchent pas à contribuer à la meilleure décision politique possible, ce qui exigerait de s’incliner devant les arguments convaincants des adversaires, d’accepter les résultats imprévisibles d’une délibération ouverte. Leur objectif est de défendre obstinément un intérêt particulier, de servir une vérité déjà formée, la plus favorable aux acteurs économiques qu’ils représentent. C’est la raison pour laquelle une démarche caractéristique du lobbying, en particulier au niveau européen, consiste à rédiger de A à Z des propositions de loi ou de directive et de les faire défendre telles quelles par des parlementaires susceptibles de se laisser convaincre. Sous la pression des lobbys – et ceci s’observe également autour d’enjeux non économiques –, l’expertise mobilisée sert à fermer le processus de décision et non à l’enrichir.
Alors qu’ils revendiquent une participation au débat démocratique, les lobbys agissent avant tout dans les coulisses, le terme de lobby désignant le couloir d’une assemblée parlementaire. Parce qu’ils défendent des arguments orientés et bétonnés, les lobbyistes fuient le débat public et lui préfèrent les tête-à-tête avec les décideurs, les intermédiaires discrets, les carnets d’adresses bien remplis. Le monde des entreprises n’a pas le monopole de ces pratiques, et toutes ne sont pas, loin de là, aussi discutables que celles pointées ici. La frontière est donc mince entre les lobbys et les groupes de pression qui servent un projet de société. Mais il existe bien des méthodes propres aux grands secteurs économiques (industrie pharmaceutique, du tabac, du sucre, des datas…), pour la raison simple que les intérêts financiers ont moins de chance de s’imposer dans un débat contradictoire et public que dans des conciliabules discrets.
1 La Libre Belgique, 16 janvier 2019.