Les pratiques menées par les lobbyistes sont fréquemment dénoncées comme le fait de groupes privés qui ne défendent qu’un intérêt privé. Mais elles sont souvent contrebalancées par les actions émanant de la société civile. Et dans un étrange jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs, un certain équilibre visant à la sauvegarde de l’intérêt général est maintenu. Avec plus ou moins de succès, selon les matières, il faut bien l’avouer.
Lorsqu’on évoque le travail des lobbys, on peut s’interroger sur la pertinence d’une distinction entre « mauvais » et « bons » lobbys. Mais comment définir ceux qui appartiennent au premier groupe ou au second ? Historiquement, on le sait, le terme lobby fait référence à une époque où n’importe quel particulier ou représentant d’une association, quelle qu’elle soit, se pressait dans le couloir du Parlement pour aller y trouver les députés et tenter de les influencer dans leurs choix politiques. Le terme, en soi, a évolué au fil du temps pour prendre une connotation négative. Une connotation héritée de l’image, parfois simpliste, d’un capitalisme sauvage et sans vergogne, où des groupes privés influencent désormais le pouvoir politique à force de menaces et de chantage à l’emploi. Le terme lobby revêt donc plutôt une façon d’agir – en agissant de telle façon qu’il influence la législation et les acteurs politiques – qu’un type d’intérêts.
Sortir du manichéisme
D’ailleurs, comme le rappelle Vincent de Coorebyter, en citant Rousseau : « Il n’existe pas d’intérêt général, mais bien une somme d’intérêts particuliers. » Et c’est en cette somme, la plus complète possible, d’intérêts particuliers représentés que l’intérêt général sera le mieux préservé. C’est précisément dans cette idée de confrontation des différents intérêts des uns et des autres que se résume le travail des lobbys, selon le CRISP qui choisit une posture intellectuelle volontairement sans parti pris. D’après l’historien Marcus Wunderle, le terme le plus adéquat est d’ailleurs celui de « groupe de pression », une terminologie débarrassée de toute connotation péjorative.
Car le « bon lobby » est très délicat à définir : « Il y a toujours des combats qui représentent le bien », rappelle-t-il. « Un exemple : il y a eu les groupes qui ont défendu les femmes et qui étaient favorables à la dépénalisation de l’avortement, mais il y a des groupes de pression d’obédience religieuse qui défendront exactement le contraire en s’y opposant. L’Église reste très puissante en Belgique. Et puis, selon les régions, les sensibilités sont différentes. Il suffit de dépasser nos frontières… La Pologne qui n’est qu’à deux jours de route de chez nous ne défendra pas les mêmes valeurs. Pareil pour les États-Unis. Plutôt que de s’attacher au bien-fondé des valeurs défendues par les groupes de pression, je pense qu’il vaut mieux s’intéresser à la façon dont ceux-ci et leurs campagnes sont financés : un financement le plus large possible sera toujours le meilleur. »
Plaidoyer et place publique
Du côté des ONG, c’est le mot « plaidoyer » qui est le plus volontiers usité. Bien sûr, il s’agit souvent d’organismes qui défendent des intérêts qui touchent à l’universel, tant leur combat est fondamental : Amnesty International milite depuis près de soixante ans pour les droits de l’homme et personne ne contestera la légitimité de son engagement. Il en est de même pour les célèbres campagnes menées par un groupe d’ONG, dont Handicap International pour l’interdiction des mines antipersonnel. Mais au-delà de l’aspect universel du bien-fondé de leurs combats, les ONG ont une autre priorité : « L’implication de l’opinion publique dans des actions citoyennes est probablement ce qui différencie l’activité de plaidoyer d’une ONG ou d’une association par rapport à un lobby pur et simple », explique Jean-Jacques Grodent, ancien chargé de plaidoyer chez SOS Faim. « Une activité de plaidoyer visera à défendre des intérêts proches de l’intérêt général et pour cela mobilisera le plus grand nombre possible de citoyens. Nous mettons le débat sur la place publique. Alors qu’au contraire, le travail de certains lobbys, notamment économiques, se fait dans l’ombre ». Mais toutes les campagnes de sensibilisation ne rencontrent pas le succès escompté. « Pour qu’une campagne donne des résultats concrets, il faut la réunion d’un certain nombre de paramètres », rappelle Jean-Jacques Grodent. « Il y a la disponibilité de l’agenda des partenaires et des acteurs politiques, mais l’opinion publique a aussi un rôle important ». La récente campagne « On ne joue pas avec la nourriture » qui visait à dénoncer la spéculation bancaire sur les matières premières a recueilli un succès inattendu, auprès du public, mais aussi auprès des banques elles-mêmes. « Certaines banques ont réagi probablement dans le but d’améliorer leur image », explique Jean-Jacques Grodent, « et aussi pour se désengager d’un marché assez marginal. Je pense qu’au-delà de la question de savoir si une banque peut être amenée à spéculer sur tout et n’importe quoi, certaines d’entre elles étaient contentes de sortir d’un marché marginal, très spéculatif et pas très rentable. Certaines n’étaient même pas au courant des conséquences de ce genre de spéculation, car les politiques d’investissements sont prises dans les sièges internationaux où l’on ne se soucie pas vraiment des conséquences de ce genre de pratiques. Pareil du côté politique, beaucoup ignoraient combien la spéculation sur les matières premières nuisait au développement économique des pays du Sud. Du côté des clients des banques, on a été surpris par l’importance de la mobilisation citoyenne. »
À l’heure du marché mondial
Mais le soutien de l’opinion publique ne suffit pas. Pour des petites ONG, la possibilité de nouer des alliances avec d’autres acteurs, des ONG ou des associations locales, est déterminante dans le succès d’une campagne. Sans elles, difficile de se faire entendre au niveau européen ou international, face à des lobbys économiques qui pèsent parfois lourdement sur les orientations politiques. « Je ne pense pas que les lobbys soient plus puissants aujourd’hui, mais ils sont proportionnels à la taille du marché, qui est devenu mondial », résume Jean-Jacques Grodent. « Et puis, ils sont plus nombreux. » Face à eux, les groupes de pression doivent aussi être organisés en réseaux, ou faire partie d’associations à l’échelle mondiale.
L’association belge de défense des consommateurs Test Achats n’agit plus seulement au niveau fédéral et fait partie du Bureau européen des unions de consommateurs, de l’International Consumers Research & Testing ainsi que du Consumers International, qui chapeaute les organisations de consommateurs dans le monde. « C’est vrai que notre poids n’est pas toujours suffisant face à des sociétés qui ont plus de moyens que nous », explique Julie Frère, porte-parole chez Test Achats. « Il y a toujours une défense organisée face à nous, quel que soit le secteur. Mais il y a parfois des victoires : au niveau européen, on a obtenu la suppression du roaming, alors que le dossier a traîné pendant des années. Au niveau fédéral, nous avons obtenu l’application du nutri-score1, après une longue opposition du CEVIA, le lobby du secteur alimentaire. Notre travail de lobbying auprès du ministère de la Santé a porté ses fruits et désormais le nutri-score est appliqué. Mais c’est vrai que les actions n’aboutissent pas à tous les coups, qu’une mobilisation citoyenne derrière, nous rend plus forts. »
De là à sous-entendre que le politique a perdu de son pouvoir ? « La Belgique profite quand même de la présence des institutions européennes sur son territoire », rappelle Marcus Wunderle. « L’Europe fait office de parapluie pour ses membres grâce à un certain nombre de directives qui visent à protéger le consommateur. » Même si force est de constater que la législation est souvent en retard par rapport à certaines situations dénoncées par les groupes de contre-pouvoir. « Cela s’explique par le fait qu’ils agissent précisément en tant qu’acteurs du contre-pouvoir, face à une situation donnée », explique l’historien du CRISP. « Et leur action est souvent plus diffuse. Plus ces groupes de pression auront une grande représentativité, plus ils auront du pouvoir. Quand on prend le secteur des médicaments, par exemple, il y a énormément d’acteurs en présence. Il y a le secteur pharmaceutique, celui de la santé qui est du côté des pouvoirs publics, les associations de consommateurs, les représentants des associations de pharmaciens, de médecins… D’une façon générale, on espère qu’impliquer autant d’acteurs permet la meilleure prise en compte possible de la santé. Même si d’un côté, on a un acteur économique, de l’autre on a le politique, et donc le souci de la santé publique. Pour moi, l’essentiel est dans la mise en présence de ces différents acteurs et ces différentes interactions vont automatiquement réguler les choses. »
Ces « lobbys » qui font bouger les mentalités
Parmi les acteurs en présence qui interviennent dans le processus législatif, il ne faut pas oublier les associations qui sont le porte-voix d’intérêts dans des matières plus morales. On pense à certaines associations représentant des communautés religieuses, ou militant pour des matières spécifiques, qui relèvent de l’avancement de la science, de la morale, de l’égalité des genres, du droit à disposer de la vie, de celui d’avorter, du mariage pour tous… Autant de sujets qui sont aussi le reflet de l’époque dans laquelle elles sont discutées au Parlement. Quand fut votée en 2014 la loi qui étendait aux mineurs l’autorisation d’euthanasie, tant l’ADMD (l’Association pour le droit de mourir dans la dignité), que l’Ordre des médecins et des pédiatres ont fait un travail d’information auprès du politique. « En tant que médecins, on se bat pour la qualité de vie, et donc de fin de vie, dans le respect des convictions philosophiques de chacun », rappelle le professeur Jacques Brotchi, neurologue et membre de l’ADMD. « Si je ne respecte pas les demandes de mon patient, je vais lui insuffler une souffrance psychologique. L’Ordre des médecins a ainsi pris en compte l’évolution de la médecine dans le serment d’Hippocrate, en y ajoutant l’idée d’éviter toute souffrance au patient. L’ADMD se bat dans le même sens. Au niveau de la loi, nous aimerions étendre la durée de validité de la déclaration anticipée d’euthanasie de cinq ans (qui est le délai prévu actuellement) à dix ans. Mais je ne parlerais pas de lobby quand il s’agit d’associations de ce type. Ou alors de “lobby positif” dans le fait d’informer les gens. » Car ce travail d’information reste néanmoins apparenté à une forme de lobby dans la mesure où il influence les politiques, non par la pression, mais par la connaissance la plus exhaustive possible des conséquences de leurs prises de décision.
Entre intérêts divergents, la relative bonne santé du politique
Depuis l’automne dernier, une loi oblige les lobbys à s’enregistrer au Parlement. Comme c’est le cas au Parlement européen depuis juillet 2011. Sont repris dans cette dénomination de lobby tout groupe d’influence, quel qu’il soit et quelle que soit la matière. Si la loi est en soi une avancée, elle n’est néanmoins pas accompagnée de sanction en cas d’oubli d’enregistrement… Mais la volonté de plus de transparence est louable. Et au niveau du Parlement, qu’il soit régional, fédéral ou européen, la mise en présence de tous les intérêts, parfois divergents, garantit in fine un certain équilibre. Au Parlement bruxellois où il siège depuis 2009 en tant que député MR, Jacques Brotchi déplore les lenteurs de l’installation de la 5G à Bruxelles, contre laquelle plusieurs associations de défense des citoyens s’opposent, au nom de la santé des habitants. Si le célèbre médecin balaie ce genre d’arguments en rappelant que la 3G et la 4G sont bien plus toxiques, le débat a au moins le mérite de rassurer sur un point : les associations citoyennes ont suffisamment de poids pour bloquer des dossiers en discussion parlementaire, à l’heure où d’aucuns dénoncent la toute-puissance des lobbys industriels. En tout cas, du point de vue local. Mais à l’échelle mondiale, il est clair que les groupes de pression doivent plus que jamais s’organiser en réseaux pour assurer et garantir leur rôle de contre-pouvoir.
1 Il s’agit d’un système d’étiquetage basé sur un logo avec cinq valeurs allant de A (vert et bon pour la santé) à E (rouge pour les aliments à limiter) qui informe sur la valeur nutritionnelle d’un produit. Il est adopté en Belgique depuis le 2 avril 2019.