Espace de libertés | Juin 2019 (n° 480)

International

Dix ans après le début de la crise grecque, les dirigeants européens et une presse « mainstream » font croire à la renaissance du pays. Dans son dernier film « L’Amour et la Révolution », le cinéaste Yannis Youlountas démontre qu’il n’en est rien. En revanche, la lutte s’y organise de mieux en mieux, au travers de projets solidaires autogérés et exemplaires. Lesquels prouvent la résilience d’un peuple et sa créativité.


Votre dernier film souligne les initiatives solidaires autogérées en Grèce. Estimez-vous, ce sont des actes de résistance dans ce contexte de « crise » ?

L’objectif du film, le mien et celui des camarades qui m’ont aidé à le faire est de donner à voir et à comprendre notre façon de riposter, dans la résistance et en s’entraidant. Ce film prouve que nous sommes capables de prendre nos vies en main et qu’au fil des années, le mouvement social et révolutionnaire en Grèce reste organisé. Septante dispensaires médicaux autogérés ont soigné gratuitement plus de 500 000 Grecs et migrants, soit 5 % des 10 millions d’habitants. Mieux que n’importe quel tract, ce genre d’acte concret fait prendre conscience à beaucoup de gens ce que nous sommes capables de faire ensemble. De même, la multitude des cuisines de rue et des lieux d’accueil est en train de contribuer à lutter contre l’apathie et la misanthropie. Et à démontrer que nous pouvons proposer d’autres modèles que la concurrence et la compétition. Le nôtre est basé sur l’entraide et la coopération.

Avec les « convois solidaires », vous souhaitiez que le modèle trouve par ailleurs écho dans d’autres pays européens ?

Lorsque nous organisons ces convois au départ de la France, de la Suisse et de la Belgique, il y a de plus en plus de candidats. En février dernier, pas moins de 27 fourgons et 65 camarades sont arrivés en Grèce. Dans ce dernier convoi, trois fourgons sont partis de Liège, à l’initiative du collectif Kali, qui organise une cuisine sociale et autogérée dans son lieu, selon le modèle de ce que nous faisons en Grèce.

Depuis quatre ans, l’accueil de réfugiés, notamment au sein de la résidence autogérée Notara à Athènes, amplifie-t-il cet élan ?

Depuis l’été 2015, l’arrivée massive de réfugiés fuyant le Proche-Orient nous a permis de passer à une autre étape : une dimension internationale de la lutte et de l’entraide, un défi dans la diversité du vivre ensemble, un rappel de notre refus des frontières. Pour nous, il n’y a pas d’étrangers sur Terre.

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Philosophe, poète et réalisateur franco-grec, Yannis Youlountas se pose en défenseur des exclus sociaux. Terminée la crise grecque? La bonne blague !

Le mouvement de lutte est-il focalisé dans le quartier Exarcheia, symbole de la contestation à Athènes ?

Ce qui se déroule en Grèce est à la fois lié à la longue histoire de résistance, qui trouve également sa place dans l’art et la culture populaire. À Exarcheia, mais aussi ailleurs en Grèce, on voit fleurir énormément d’initiatives : conférences, débats, films, expositions, publications, journaux muraux, tags, etc. Exarcheia est le cœur du volcan de la révolte qui entre en éruption de temps à autre, que l’on appelle « crise » en Grèce. Depuis dix ans, il y a une véritable montée en puissance des idées révolutionnaires. C’est d’abord le fruit des réseaux, lieux et médias alternatifs. Mais aussi dans la population, et cela, pour une raison toute simple : la situation d’aujourd’hui n’étant plus possible, on est obligé de « changer la vie ». On est peut-être en train de basculer et de créer le monde d’après.

Cette lutte politique prend également une dimension environnementale, en particulier dans le cas du projet d’aéroport à 40 kilomètres d’Héraklion ?

Dans l’une des plus belles hautes plaines de Crète, plus de 200 000 oliviers sont menacés d’être arrachés. Le projet : bétonner une longue piste prévue pour les long-courriers et bâtir un gigantesque aéroport inutile, alors qu’il suffirait d’ajouter une piste supplémentaire à l’aéroport actuel, à Héraklion, en jetant quelques rochers au bord de la mer. Non seulement le projet est une catastrophe écologique immense, mais en plus il est un gouffre financier, alors que l’État prétend ne pas avoir d’argent pour s’occuper des plus pauvres. En plus, cette haute plaine est l’un des greniers alimentaires de l’île. C’est aussi la principale nappe phréatique qui pourvoit en eau la plus grande ville crétoise. C’est enfin une population locale qui ne demande rien à personne, qui vit paisiblement, avec du lien social et un mode de vie exemplaires. Si ce projet aboutit, cela conduira des milliers de gens à s’exiler. Depuis dix ans, un demi-million de Grecs ont déjà dû quitter le pays, notamment beaucoup de jeunes, pour trouver du travail ailleurs : en Allemagne, aux États-Unis, au Canada, en Australie…

En juin 2018, les dirigeants européens annonçaient la fin de la crise grecque et le mensuel Le Point publiait un numéro spécial intitulé « Grèce, la renaissance ». Comment s’explique un tel décalage ?

C’est d’une hypocrisie incroyable ! Mais ce n’est pas le fruit du hasard. Les agendas des dirigeants européens et du Premier ministre grec ont coïncidé, en prévision des élections européennes et nationales qui viennent d’avoir lieu. Le pouvoir, tant à l’échelle continentale que dans le pays, doit impérativement justifier sa politique. Voilà pourquoi plus d’un an avant, Bruxelles et Athènes n’ont cessé de scander la fin de la crise grecque, sous prétexte de la réussite des politiques d’austérité. Le Point appartient à un grand groupe financier, c’est-à-dire au pouvoir économique, lequel détermine le pouvoir politique au moyen de la fabrique de l’opinion. Il est donc normal que ce pouvoir économique, à travers sa presse, vienne au secours du pouvoir politique qu’il a désigné, et diffuse sa propagande. Tout cela est un immense hoax, une fake news, un mensonge d’État dans le droit fil de l’un des principaux dogmes du capitalisme, que l’on appelle la « théorie du ruissellement ». Économiquement parlant, il s’agit de faire croire qu’en diminuant la redistribution des richesses, c’est-à-dire en enrichissant encore plus les plus riches, cela favorisera indirectement par la suite la qualité de vie des plus pauvres.

Dans votre film, un intervenant parle de la Grèce comme d’un « laboratoire du monde capitaliste ».

Exactement. Certains appellent ça le néolibéralisme ou le turbocapitalisme. Il s’agit bien d’un modèle économique et social toujours plus inégalitaire, qui prend racine dans l’exploitation des autres continents. Ce qui se passe en Europe aujourd’hui se produit depuis longtemps ailleurs, depuis le colonialisme jusqu’au néocolonialisme. La ligne de front de ce durcissement est particulièrement claire en Grèce.

Quelle perspective tracez-vous pour le futur ?

Le pouvoir actuel, comme ses prédécesseurs, veut absolument nous faire croire que nous sommes arrivés à la fin de l’histoire. En réalité, l’histoire à proprement parler n’a pas encore commencé. Nous sommes encore dans la préhistoire politique de l’humanité. Notre histoire commune ne commencera vraiment qu’avec l’émancipation sociale, l’égalité réelle et la fraternité universelle. Quand nous cesserons de nous soumettre et que nous n’aurons plus peur.