Espace de libertés | Juin 2019 (n° 480)

Dossier

Environ 30.000 lobbyistes travaillent à Bruxelles pour influencer la législation européenne. Cette pratique, très ancienne, est souvent critiquée. Elle permettrait aux intérêts privés de peser, dans l’ombre, sur les orientations politiques. L’Union européenne progresse vers plus de transparence, mais pendant ce temps, en Belgique, les progrès pour cadrer le lobbying se font beaucoup plus lents.


« C’est un signal fort : le Parlement est enfin sérieux au sujet de la transparence et de l’influence des lobbys. » Le communiqué de l’ONG Transparency International est limpide : l’hémicycle européen est sur la bonne voie. Le 31 janvier 2019, les élus européens ont voté une modification du règlement intérieur de leur institution. Les présidents de commissions parlementaires, les rapporteurs de textes législatifs et rapporteurs fictifs (ceux qui suivent le dossier pour leur groupe politique) devront publier les rendez-vous qu’ils auront eus avec des groupes d’intérêt ; les fameux lobbys si souvent évoqués lorsqu’on parle de politique européenne. « Nous avons beaucoup “lobbyié” pour que ce texte soit adopté », lance Vitor Teixeira de Transparency International Europe. « C’est une avancée intéressante, mais cela ne suffit pas, car beaucoup de députés européens ne sont pas touchés par cette modification du règlement intérieur. »

Si les élus de Bruxelles et Strasbourg ont finalement accepté ces nouvelles règles, c’est que les lobbys n’ont pas franchement bonne presse. Ils sont régulièrement pointés du doigt pour influencer les législations européennes au profit d’intérêts privés. Dernier scandale en date : les Implant Files, révélés à l’automne dernier par le Consortium international des journalistes d’investigation. On y découvrait les efforts considérables, et partiellement payants, des producteurs d’implants médicaux (pacemakers, stents, prothèses de hanche, implants mammaires, etc.) pour éviter que la législation européenne – extrêmement laxiste – pousse à davantage de contrôles publics et centralisés de la qualité de leurs produits, pourtant responsables de complications médicales et de décès chez de nombreux patients.

Les Implant Files ne sont qu’un dossier parmi d’autres. Le dieselgate, le glyphosate, la directive sur les produits du tabac ou celle sur les droits d’auteur ont été au cœur de batailles de groupes de pression. « Il y a des cas problématiques, mais attention, il serait caricatural de parler d’institutions directement sous influence des groupes d’intérêt. Le lobbying, c’est d’entrée de jeu un élément-clef de la démocratie au sein de l’Union européenne », explique Denis Duez, professeur à l’Institut des études européennes de l’Université Saint-Louis.

Bruxelles, nid de lobbyistes

Le lobbying est presque aussi vieux que les démocraties occidentales, même s’il trouve plutôt ses racines dans le monde anglo-saxon. Le mot lobby évoque les halls d’hôtel ou les couloirs feutrés des Parlements ; ces lieux où des intérêts constitués peuvent aborder des élus et discuter en aparté du contenu de tel ou tel texte. Toutefois, l’Europe continentale n’est pas en reste. Dans son ouvrage Lobbying : de l’histoire au métier, Michel Clamen fait remonter la pratique du lobbying français au début du XXe siècle, lorsque l’entreprise Michelin fit pression sur l’administration des Ponts et Chaussées pour numéroter les routes.

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L’ONG Corporate Europe Observatory définit le lobbying « comme une action visant à influencer, directement ou indirectement, un processus décisionnel en faveur de groupes d’intérêt particuliers ». Il s’agit donc, en théorie, d’informer les décideurs publics de réalités de terrain, de l’impact d’une législation sur la pratique d’une activité, ou sur des enjeux plus globaux, d’exprimer un point de vue collectif sur une question et… de faire pression sur les décideurs. Au sein de l’Union européenne, l’expression d’intérêts, qu’il s’agisse de ceux des entreprises, des ONG, de collectivités locales ou des syndicats, fait partie de l’élaboration des décisions. « Les contributions de groupes d’intérêt sont théorisées dans le Livre blanc sur la gouvernance européenne qui date de 2000 », détaille Denis Duez. « L’idée est que la concertation des parties prenantes renforce la légitimité d’une législation, car les acteurs concernés ont pu s’exprimer. On considère que cela aide à prendre de meilleures décisions. »

Et puis, contrairement au cliché fort répandu d’une Commission européenne pléthorique, l’Exécutif est assez maigrichon. Environ 33 000 fonctionnaires et agents y travaillent pour une population de 510 millions d’habitants. À titre de comparaison, le seul ministère de l’Économie et des Finances français compte 140 000 employés. La Commission européenne a donc besoin d’expertise pour réaliser les études, les analyses, le travail juridique ou économique nécessaire à l’élaboration de directives ou règlements dans un environnement politique et juridique particulièrement complexe. La Commission réclame des contributions venues d’acteurs économiques et non économiques, de la part de spécialistes qui maîtrisent la dimension technique de tel ou tel dossier. « Le revers de la médaille », conclut Denis Duez, « c’est que cela génère une dépendance des fonctionnaires à l’égard d’une expertise externe et d’un savoir qui vient surtout des acteurs économiques. » Car derrière les dimensions techniques se cachent souvent des enjeux politiques.

Les institutions européennes – Commission, Parlement, Conseil des ministres – décident de législations qui concernent toute l’Europe. Donc, les intérêts qui s’expriment sont très nombreux. Bruxelles, plus qu’un nid d’espions, est un véritable nid à lobbys. De 28 000 à 35 000 lobbyistes professionnels arpenteraient les couloirs du quartier Schuman.

Face à la méfiance grandissante du public vis-à-vis des lobbys, les institutions européennes ont commencé à réguler les pratiques. En 2011, un registre de la transparence commun au Parlement et à la Commission est créé. L’idée est, à l’origine, de proposer à tous les groupes d’intérêt de s’inscrire sur un site web dédié. Les informations à fournir sont assez basiques : budget, nombre de personnes employées, objet social. Seule la Commission a rendu l’inscription à ce registre obligatoire pour accéder aux commissaires, aux membres de leur cabinet ou aux plus hauts niveaux de la fonction publique européenne (les directeurs généraux). On relève 11 765 organisations enregistrées, dont environ 6000 issues du monde industriel et commercial, contre 3140 organisations non gouvernementales. Les secteurs économiques sont donc deux fois plus nombreux à Bruxelles que les ONG.

Confiscation du débat

« Le lobbying fait partie du processus démocratique à Bruxelles », explique Olivier Hoedeman, coordinateur de Corporate Europe Observatory, une ONG qui scrute l’influence des lobbys industriels. « Le problème, c’est qu’il occupe un rôle prépondérant, au détriment du débat public. Et parmi les lobbys professionnels, ceux issus de la sphère économique et de l’industrie sont les plus influents, ils ont davantage de moyens. Il existe un déséquilibre flagrant entre les lobbyistes qui défendent des intérêts privés et les autres groupes organisés. Le risque, c’est que ces intérêts confisquent le processus de décision. » La régulation du secteur bancaire, par exemple, « a surtout été tributaire des contributions des entreprises », pense Olivier Hoedeman.

L’influence est, par essence, une notion complexe à mesurer. Il y a les rendez-vous officiels, mais aussi les événements mondains, les débats et les soirées au cours desquels des liens informels se créent. On pense à Google qui organisa l’an passé une petite sauterie avec concert de Wyclef Jean et des invités triés sur le volet afin de discuter de la réforme du droit d’auteur.

Auprès des institutions européennes, ceux qui connaissent le mieux les rouages du processus décisionnel – très complexe – sont les plus efficaces. Les moyens humains et financiers sont dès lors cruciaux pour exercer une influence sur l’orientation d’un texte, le plus en amont possible. Et à ce jeu-là, les industriels sont souvent sur la balle, même si les ONG sont loin d’être impuissantes.

Portes dérobées

Mais le lobbying n’est pas qu’une question de transparence. Certaines pratiques posent problème, car elles montrent que les frontières entre lobbying et institutions sont poreuses. Les revolving doors (portes tournantes) illustrent bien cet état de fait. Des groupes d’intérêt emploient couramment d’anciens députés ou fonctionnaires dans des fonctions de lobbyistes afin de fluidifier l’accès aux décideurs clefs. Le cas emblématique est celui de José Manuel Barroso, ancien président de la Commission employé par Goldman Sachs. Un cas parmi d’autres.

Selon Transparency International, 30 % des députés de la législature 2009-2014 ont ensuite travaillé pour des organisations inscrites au registre de transparence. Le chiffre des anciens commissaires monte à 50 %. Les ONG demandent que l’on durcisse les règles en imposant une « période de gel », comme au Canada, où il est interdit aux anciens élus et fonctionnaires de travailler dans le privé, spécifiquement dans les mêmes domaines pour lesquels ils étaient employés, pour une période à définir.

Les ONG comptent sur la prochaine Commission pour pousser plus loin l’agenda de la régulation du lobbying. Mais attention, comme le rappelle Denis Duez, le lobbying n’est pas le propre de l’Union européenne. Il existe dans les États membres, mais il est souvent moins scruté. « Certains États sont assez mal placés pour donner des leçons à l’Union européenne en la matière », dit-il. La Belgique en est l’illustration.

Belgique: le no man’s land ?

Dans notre plat pays, l’un des vecteurs favoris des groupes de pression, c’est le gueuleton autour d’une bonne table. C’est ce qu’explique un lobbyiste préférant rester anonyme : « Sans les rendez-vous entre lobbyistes et politiques, certains restaurants étoilés – comme La Table de Mus, par exemple – ne survivraient pas. » Des rendez-vous au resto, tous frais payés, pour parler d’un dossier dans un cadre agréable et informel, c’est un classique. Lorsque des ministres sont invités, ils viennent avec leur conseiller, leur chef de cabinet ; « facilement pour 200 euros par tête de pipe, vin compris », à la charge du groupe d’intérêt. Mais pour notre lobbyiste, il ne s’agit pas vraiment de « cadeaux » adressés aux politiques, « on est au XXIe siècle, cela ne se fait plus », mais plutôt d’un « canal devenu habituel pour transmettre une information importante ». Une sorte de tradition… bien peu connue et qui fait encore débat. Pour Laurette Onckelinx, il est « normal de rencontrer des fédérations, des associations qui permettent de confronter les points de vue, et même d’aller à leur rencontre dans leurs locaux. Cela arrive tout le temps. Mais se faire inviter dans un restaurant étoilé pour parler d’un dossier, c’est beaucoup plus problématique. » Benoît Hellings, chez Écolo, comprend qu’il soit « plus agréable de discuter autour d’une table. Le problème, c’est lorsque le lobbying est dissimulé. Il faut travailler à davantage de transparence. »

Car le lobbying, en Belgique, est bien moins scruté qu’au niveau européen. « Cela fait partie des nombreuses matières dont on ne parle pas », affirme Françoise Tulkens, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’homme et ex-présidente de la commission fédérale de déontologie de la Chambre des représentants. « Pourtant, la frontière entre corruption et lobbying est parfois très étroite », ajoute-t-elle. À tel point que le groupe des États contre la corruption du Conseil de l’Europe (Greco) avait pointé le vide abyssal en matière de régulation des activités de lobbying en Belgique.

La commission de déontologie s’est d’ailleurs saisie du sujet et a proposé la création d’un registre de transparence au Parlement fédéral, calqué sur le modèle européen. L’idée est la suivante : pour pénétrer dans les locaux de la Chambre des représentants, les lobbyistes doivent s’inscrire au registre, ce qui implique automatiquement d’adhérer à un code de conduite. Notons au passage que l’inscription à ce registre ne permet pas de savoir quel député a rencontré le représentant d’intérêts. André Frédéric, député PS, qui siégeait au sein du groupe Renouveau politique se dit « satisfait » de ce changement dans le règlement de la Chambre. « Mais le système est loin d’être parfait. Il suffit de prendre un café à côté avec un lobbyiste non inscrit pour que cela sorte du cadre du registre ». Chez Écolo, Benoît Hellings avait tenté, sans succès, de faire voter une proposition de loi visant à créer un registre de transparence strict dans le cadre de l’achat de matériel militaire à l’occasion du remplacement des F16 de la flotte aérienne belge. Tous les rendez-vous entre un responsable politique ou administratif avec un lobbyiste, ainsi que leur durée et leur contenu, auraient dû être consignés. « Il s’agissait d’un marché colossal pour lequel les besoins de transparence étaient immenses ». Il faut dire que les débats n’avaient pas commencé sous les meilleurs auspices. « À mes côtés sur les bancs de la Chambre, il y avait Dany Van De Ven, lobbyiste de Lock­heed Martin (l’entreprise constructrice des F35 américains qui a emporté le marché) alors que sa place était en tribune ». « Je pense que le lobbying de Lockheed Martin a été particulièrement intense sur les libéraux, et cela a fonctionné. »

Pour Guido De Clercq, de Transparency International Belgique, il faudrait aller plus loin que les projets actuels de registres en instaurant une « empreinte législative » pour chaque loi votée. Cette empreinte permettrait de savoir qui a contribué au texte final, aux amendements et ainsi de rendre plus transparent le processus législatif et les interventions de lobbyistes.