Bruxelles, nid de lobbyistes? C’est souvent l’image véhiculée, vu le nombre de professionnels qui exercent une pression sur les institutions européennes pour faire valoir leurs intérêts. Une nébuleuse complexe, qui fait partie intégrante du processus législatif, mais dont d’aucuns craignent qu’elle affaiblisse nos démocraties, sans respecter le bien commun. Interview de Martin Pigeon, chercheur et chargé de campagne, au Corporate Europe Observatory.
L’argument souvent employé pour légitimer le lobbying est qu’il s’agit d’informer les personnes impliquées dans le processus démocratique. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas d’accord. L’information est censée être équilibrée et faute d’être objective, elle devrait être honnête. Ici, ce n’est pas le cas, c’est du mensonge par omission. La définition du lobbying est en soi politique, car les lobbyistes professionnels estiment que c’est une pratique d’influence et ils nourrissent une certaine indifférenciation entre ce qu’ils font et l’action des militants politiques, alors que ce n’est pas le même métier. Le fonctionnement des administrations publiques pose aussi question, avec l’idée d’une incapacité d’effectuer le travail en interne. Elles engagent donc des sociétés de conseil, un prestataire de services pour l’appliquer, puis un autre pour vérifier que cela a été bien fait. Tout cela aux frais du contribuable. L’État organise ainsi sa propre impuissance, ce qui lui permet aussi de se dédouaner ! De ce fait, le nerf de la guerre, c’est l’expertise. Il faut pouvoir apporter au fonctionnaire ou à la « cible », de la légitimité pour sa position. Et ce qui la rend légitime, c’est d’amener des scientifiques. On constate d’ailleurs dans la sociologie des lobbyistes qu’il y a de plus en plus de profils de formations en sciences dures, alors qu’avant, on avait plutôt des profils universitaires généralistes et polyglottes.
Pourquoi Bruxelles est-elle un nid à lobbyistes ?
La réglementation et l’autorisation de mise sur le marché est une compétence européenne. Quasiment 80 % du droit économique et financier provient du droit européen, avant d’être transposé en droit national. L’Union européenne est une machine à faire le sale boulot pour les gouvernements. Le Conseil a un droit de veto et fonctionne à huis clos, ce pour quoi l’UE n’est pas une démocratie. Quand il n’y a pas de majorité qualifiée au niveau de la comitologie, pour la mise sur le marché d’un produit, c’est à la Commission de prendre la décision en dernier recours, pour ne pas bloquer le système. Or, dans la remise sur le marché du glyphosate, Jean-Claude Juncker n’a pas voulu endosser la responsabilité politique des États qui voulaient lui refiler la patate chaude et il a donc proposé une réforme de la comitologie – ce qui était révolutionnaire – mais n’avait aucune chance de passer. Juncker souhaitait que lorsqu’il n’y a pas de majorité qualifiée des fonctionnaires en comitologie, et que cela passe en comité d’appel (où siègent alors les représentants des États membres), de rendre les positions publiques. C’était une proposition courageuse, mais elle dort dans un tiroir du rapporteur du Parlement sur la question, un eurodéputé conservateur polonais. Et à mon avis, elle ne ressortira jamais. Les États membres n’en veulent pas, les entreprises sont horrifiées de cette proposition qui politise le débat et qui donc, leur échapperait. Car pour eux, l’ennemi, c’est l’arbitraire politique. Leur but, c’est la coopération réglementaire, avec une reconnaissance mondiale de tous les systèmes réglementaires qui permettraient de vendre un produit partout lorsqu’il y a une reconnaissance réglementaire quelque part. C’est très dangereux, car l’enjeu est de dévisser le politique, de l’évaporer. Plus personne ne prend de décision et les décideurs ne sont plus identifiables. Quand on ridiculise la démocratie, à partir d’un moment, les gens aspirent à autre chose. Si les États membres continuent à rejeter toute la faute sur Bruxelles, alors qu’ils composent l’Union européenne, ils vont finir par détruire le projet européen. Donc, avant d’accabler les populistes, ils devraient se regarder dans le miroir.
Le lobbying pose-t-il un problème pour nos démocraties et toutes les actions de lobbying sont-elles à mettre sur le même pied ?
Il faut nuancer le propos, car chez Corporate Europe, on fait aussi du lobbying : nous souhaitons faire pression sur les politiques en vue de changer la loi et personne ne nous a nommés pour ça. Ce qui nous permet d’exister, c’est la bonne conscience de personnes qui ont de l’argent et le mettent au service de recherches ou d’actions dans lesquelles elles croient. C’est le système anglo-saxon, avec des fondations privées qui placent du capital dans certaines structures avec un mandat – chez nous, ces fonds sont également placés sur les marchés financiers – ce qui peut être perçu par certains comme un problème. Il existe aussi un autre problème lié au financement par la philanthropie : c’est leur pouvoir financier. La fondation Gates, par exemple, dépense plus d’argent que l’aide au développement pour certains projets, comme la prévention du paludisme. La dépendance aux dons philanthropiques peut véritablement modifier les positions économiques, politiques et stratégiques de certains États. Nous l’avons constaté lors de réunions de haut niveau avec des représentants africains, qui ont changé de position en cours de route suite à certaines influences. Les philanthropes n’ont de comptes à rendre à personne. Et si Bill Gates ou George Soros veulent que leur point de vue domine, ce sera le cas. Il y a donc une légitimité à leur action, particulièrement lorsqu’il n’y a pas d’autres moyens de financer certaines recherches, mais il ne faut pas éluder ces dimensions sous-jacentes. La démocratie peut donc être mise en péril par les deux : associations et industries. Il est important de regarder les sources de financement. Nous ne pourrions par exemple pas être financés par la Commission européenne. Nous préconisons de multiplier les fonds sur lesquels s’appuient les ONG afin de pouvoir faire de la recherche sur le sujet choisi, même si l’un des philanthropes ne veut pas le financer. L’autre écueil, c’est le regroupement des philanthropes, car cela réduit la diversité. Mais par rapport à la question, il faut quand même faire la différence entre un intérêt catégoriel et un intérêt diffus, c’est-à-dire entre l’intérêt commercial très spécifique et l’intérêt politique, qui s’inscrit dans une volonté d’avoir le meilleur gouvernement possible. Je n’utilise pas le mot « gouvernance », car il dépolitise le politique. Quand on parle de gouvernement, on parle de politique et donc de responsabilité.
Les associations n’ont-elles pas gagné en puissance ces dernières années dans la bataille de l’information menée par les groupes de pression ?
Le plaidoyer des ONG fonctionne sûrement plus qu’avant, on le voit d’ailleurs dans la couverture médiatique et le fait que le lobbying classique commence à s’en plaindre, en affirmant que le lobbying des ONG devient plus important que celui des entreprises. Ce qui est faux, mais c’est bon signe qu’ils le disent ! Cependant, les moyens sont bien moins importants que dans l’industrie et pour un glyphosate interdit, il y a quinze autres molécules toxiques qui restent sur le marché.
Les techniques de pression employées par les lobbyistes se sont-elles multipliées pour tenter d’atteindre leur but ?
Parmi les techniques, être l’idiot utile du lobbying de son adversaire est devenu une arme redoutable. C’est ainsi que les lobbyistes des ayants droit ont essayé de convaincre les députés que les citoyens et les universitaires qui les interpellaient sur les dangers de la réforme sur le droit d’auteur et le copyright (articles 11 et 13) étaient les idiots utiles des GAFAM, ce qu’ils n’étaient pas ! C’est de la désinformation. On réinvente peu la roue, côté technique, mais les outils changent. Il faut être prêt au bon moment, pour agir lorsque cela bouge au niveau de la législation. Néanmoins, pour influencer le Parlement européen, les entreprises doivent devenir des acteurs politiques et le chantage à l’emploi entre dans cette catégorie.
La communication de ces boîtes est très importante, elle ne sert pas uniquement pour l’extérieur, mais aussi pour que leurs employés restent, pour que leurs valeurs ne soient pas trop mises à mal, c’est très stratégique. Et c’est aussi pour cela qu’elles requalifient tout. Par exemple, l’industrie des pesticides se nomme l’industrie de protection des plantes. Il y a de vrais cyniques dans ces boîtes, souvent les dirigeants qui savent très bien ce qu’ils font, mais aussi des personnes qui croient vraiment à leur mission, d’où l’importance de cette communication interne.
Les « cadeaux » font-ils partie des techniques employées pour convaincre ?
Les cadeaux sont limités à 150 euros. À côté de cela, il y a beaucoup de voyages d’études. Mais ce qui est en jeu, c’est le lien : le don contre don. Les médias associent souvent la question du lobbying et du conflit d’intérêts à la corruption, ce qui n’est pas le cas. Un conflit d’intérêts, ce n’est pas de la corruption, mais plutôt d’être lié à deux intérêts contradictoires. Ce n’est pas parce qu’un scientifique reçoit des subsides d’un industriel qu’il va écrire que A + A = B, c’est parce qu’il a déjà écrit que A + A = B qu’il recevra les subventions. Le groupe de pression recrute quelqu’un qui pense comme lui. Le problème, c’est que cela deviendra ensuite plus compliqué de changer d’avis. La visibilité de ces pratiques notamment grâce à Internet et aux réseaux sociaux, est finalement le seul contre-pouvoir de ces pratiques.
Le salaire fait-il partie des motivations pour exercer ce métier ?
Un lobbyiste chevronné peut gagner, en net, 15 000 euros par mois ou 500 euros de l’heure. Ces chiffres sont rapportés par les journalistes qui travaillent sur les matières européennes et qui, parfois, deviennent lobbyistes avant d’arrêter à cause de conflits éthiques.